Adolescents et familles d'aujourd'hui

Patrick Eche, pédopsychiatre, responsable d'une unité parisienne d'accueil et de soins pour adolescents
Michel Fize, sociologue, chercheur au CNRS
Martine Gruère, directrice de l'École des parents et des éducateurs Ile-de-France

Fin des années 1990, la Fondation de France et l'École des parents et des éducateurs Ile-de-France ont organisé un cycle de conférences-débats portant sur l'adolescence. Destinées aux parents et aux professionnels, ces rencontres ont eu un succès tel que le texte des interventions nous a été demandé par des personnes et organismes ayant ou non assisté à ces conférences. La Fondation de France est particulièrement présente auprès des jeunes et mène un programme spécifique sur la santé des 13-25 ans. De son côté, l'École des parents et des éducateurs l’Ile-de-France organise auprès des jeunes et des professionnels de la famille, des consultations, des formations et des conférences.

Michel Fize est sociologue, chercheur au CNRS, auteur de nombreux ouvrages : La démocratie familiale édité en 1990, Le peuple adolescent en 1994 et Génération courage en 1995. Il faisait partie du comité qui a mis en place et traité le « Questionnaire Balladur » et ce dernier livre témoigne des réponses reçues à l'époque. C'est une photographie passionnante des souhaits et préoccupations des jeunes en 1994. C'est à la suite de cette opération, à ce que nous en avions lu dans la presse et en raison de notre expérience des services téléphoniques - nous avions déjà mis en place « Inter-Service-Parents » -que nous avons proposé au ministère de monter le numéro vert « Fil Santé Jeunes » qui depuis deux ans suscite énormément d'appels des jeunes et nous permet un certain travail auprès d'eux.

Patrick Eche est pédopsychiatre, responsable d'une unité parisienne d'accueil et de soins pour adolescents. I1 est co-fondateur du réseau « Adolescents - Ile-de-France - et est à l'origine de projets qui peuvent intéresser tous ceux qui s'occupent des adolescents en difficulté.

Michel Fize

Je me réjouis de voir des pères dans l'assistance car, dans ce genre de débat, on voit plus souvent les mamans et je crois que la question de l'éducation des enfants et des relations avec les adolescents est l'affaire de tout le monde dans la famille.

Pour parler de la famille, il faut d'abord faire un constat : par rapport à il y a quarante ou cinquante ans, plusieurs structures de familles coexistent aujourd'hui et il est dans l'air du temps de parler de familles au pluriel.

La plus connue est la structure (encore) traditionnelle : la famille bi-parentale dans laquelle cohabitent les deux parents et leurs enfants. On parle ensuite des familles « monoparentales » qui sont, le plus souvent, des familles de mères avec leurs enfants. La dernière catégorie, qui pose des problèmes d'analyse tant les relations y sont complexes : les familles recomposées après séparation d'unions précédentes.

On s'est autorisé, sans doute un peu rapidement, à ajouter un « s » à ce mot « famille ». En ce qui me concerne, je vous parlerai de la famille au singulier. J'essaierai de voir ce qui est commun à la plupart de ces familles malgré la diversité des structures et vous verrez que, dès que l'on aborde la question de la relation parent / adolescent, il y a plus de ressemblances que de différences très, marquées.

Comment peut-on définir la famille ?
On est aujourd'hui un peu dans le flou, du fait, précisément, de cette multiplication des structures. J'avais donné, il y a quelques années, une définition qui, je crois, caractérise bien, au moins dans un premier temps, la famille : c'est un sentiment dans un espace. Je crois toujours à la force de cette définition : un sentiment parce que chacun sait que la raison d'être de la famille, c'est le sentiment amoureux qui préside à la formation du couple et l'affection pour les enfants qui suit la formation de ce couple ; un espace où se jouent des relations qui seront plus complexes selon la structure familiale que l'an étudie. La complexité maximum étant dans ces familles dites « recomposées » ou « mosaïque ».

L'ouverture de l'espace traditionnel a changé. Autrefois l'espace était plus simple : c'était une maison avec un père, une mère et des enfants. Si l'on remonte encore un peu plus loin, on sait que deux ou trois générations pouvaient cohabiter sous le même toit. Il y avait donc un espace plus ou moins fermé, plus ou moins clos, plus ou moins identifiable.

Aujourd'hui les espaces sont multiples. Quand on fait intervenir un beau-père, une belle-mère et des beaux-enfants sur la scène familiale, on a - bien évidemment - différents espaces. Il y a l'espace de l'enfant quand il vit chez sa mère et celui qui existe quand il va rejoindre son père, ce qui implique une obligation d'aménagement chez le père ou la mère de ces différents espaces.

Le premier des changements est donc la multiplication des espaces. Mais on peut parler aussi de la multiplication des sentiments parce qu'aujourd'hui il n'y a pas simplement le sentiment affectif filial des enfants pour les parents, il y a aussi celui qui concerne les nouveaux venus, les derniers arrivés : beaux-pères et belles-mères.

On peut, dès lors, se risquer à une deuxième définition de la famille qui s'appuie sur la première et qui est peut-être due à la multiplication de ces structures familiales et à 1a fragilité de ce qui fonde ces structures. C'est l'amour qui fonde la mise en couple et non plus l'intérêt comme c'était le cas dans les sociétés traditionnelles.

Je crois qu'aujourd'hui la famille est moins conjugale que parentale. Ce qui la définit, c'est la parentalité, ce n'est pas le fait d'être un homme ou une femme réunis par l'institution du mariage. L'institution du mariage est en déclin depuis vingt-cinq ans, il y a donc beaucoup de fragilité dans l'union de l'homme et de la femme qui est fondée sur le mariage. Le lien conjugal est fugace, le lien parental est irréversible, on sera toujours le fils ou la fille de quelqu'un. Je crois donc que le fait d'être parent est vraiment ce qui permet de définir la famille aujourd'hui. Quand on demande aux jeunes quelles sont leurs aspirations pour demain, ce qui revient toujours invariablement c'est qu'ils aimeraient fonder une famille et avoir des enfants.

Je vais vous parler de ce que je pense être la famille et les relations entre les parents et les adolescents à partir de quelques enquêtes. L'une a été réalisée entre 1985 et 1987 par questionnaires et par entretiens auprès de onze cents familles. Les deux autres, plus récentes, et ont été menées en 1994, la première auprès d'un public de parents et la seconde auprès d'adolescents (600). Nous les avons interrogés sur la façon dont ils se représentaient les relations familiales. Sur les 600 adolescents, les trois-quarts sinon les neuf dixièmes appartenaient à des couches moyennes et favorisées. Même dans ces familles-là rien n'est simple, et l'on s'aperçoit que l'on aurait tort de faire un partage entre les familles des cités en difficulté où l'on aurait un concentré de problèmes, et les familles des « beaux quartiers » où il n'y aurait aucun problème.

Adolescence et famille. Je maintiens cette idée que j'avais développée il y a une dizaine d'années : à l'adolescence, il s'agit moins d'éducation que de relation. Il me semble que, parvenu à l'adolescence, on n'est plus au temps des grandes constructions éducatives. Je ne suis pas un défenseur de l'idée que tout se joue avant quatre ou cinq ans, c'est un cheminement jusqu'à la fin de l'enfance. Mais quand sort-on de l'enfance ?

Avec une collègue pédopsychologue, nous suivons un groupe d'enfants pendant cinq ans à partir du CM2, pour essayer de voir comment on passe du stade de l'enfance à celui de l'adolescence. La nouveauté de ce travail est d'être mené par un sociologue et ce qui nous intéresse, ce n'est pas de repérer ce qui est déjà connu (les modifications pubertaires, d'état d'esprit), mais tout un ensemble de regards nouveaux portés sur la famille, l'école et le monde en général : les nouvelles relations sociales avec les autres. Un garçon de dix ans à qui j'avais demandé ce qu'était pour lui l'adolescence m'a répondu : « C'est quand on commence à s'intéresser aux autres ». Je trouve cette réponse assez juste. Le regard sur l'autre, c'est quand on commence à pousser la porte et que l'on s'aperçoit qu'il y a, dehors, d'autres individus avec leurs différences. L'adolescence sonne l'heure du relationnel. Il va s'agir, à ce moment-là, d'établir des relations qui vont être plus ou moins difficiles dans la mesure où, dans certains cas, on se retrouve dans l'épreuve de force. Quand j'ai retracé l'évolution de ces relations parents-adolescents depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ce qui m'avait semblé le plus marquant au niveau des changements était le rééquilibrage, au sein de la famille, du rapport de force au profit des enfants. Les enfants n'étaient plus dans un état de subordination (en-dessous par rapport à des parents au-dessus), ils avaient tendance à être à côté, la ligne horizontale remplaçant la ligne verticale un peu brutale d'autrefois. Ça permet donc de parler de familles « individuelles ». La famille aujourd'hui est composée d'individus - que l'on appelle pour les uns parents et pour les autres enfants ou adolescents - qui essaient d'établir une relation de citoyenneté. Les uns et les autres essaient d'avoir un ensemble de droits et évidemment la demande est pressante de la part des enfants et des adolescents. Les relations à l'adolescence sont donc des relations démocratiques et d'individus, d'où l'idée de démocratie familiale qu'il ne faut pas comprendre comme quelque chose d'idyllique, d'idéal, où tout marcherait bien. Le propre de la démocratie c'est son imperfection, et je crois qu'en famille la situation est un peu la même. Il n'y a pas d'un côté des familles démocratiques et de l'autre des familles autoritaires, avec des lignes de clivage sociales ou géographiques. Ce qui, je crois, caractérise la famille, est cette espèce d'ambiance démocratique dans laquelle on essaie de la faire vivre.

On constate en même temps une uniformisation des modes de vie, une homogénéisation des moeurs, une extension de l'idée libérale un peu dans tous les domaines (moeurs, politique, économique) et l'affirmation d'un monde adolescent qui a une spécificité. Tout un ensemble d'éléments qui permettent de comprendre cette « démocratisation familiale » .

S'agissant des caractéristiques de cette famille individuelle démocratique, je vous parlerai de ses grands principes et de la réalité qui s'échappe un peu des principes.

Premier principe : la liberté. Pour un adolescent de treize ou quatorze ans : avoir la liberté vestimentaire, de la coupe ou de la couleur des cheveux, de la taille de la chevelure, de sortir... Le bloc des libertés est solidement installé et j'en parlerai peu en parlant de la réalité parce que réalité et principes concordent parfaitement.

Deuxième principe : l'égalité de traitement des enfants, filles et garçons, cadets et aînés (dans une moindre mesure). Quand on interroge les familles, elles vous répondent qu'il n'y a pas de rôle spécial pour l'aîné, de situation privilégiée pour le cadet, de discrimination pour les filles par rapport aux garçons au niveau des sorties. Quand on interroge les filles et les garçons (surtout les filles), on entend des choses un peu différentes.

Troisième principe : la communication et la compréhension. La grande idée c'est : « Qu'est-ce qu'on communique aujourd'hui en famille ! » . Mon opinion est que l'on communique moins qu'autrefois. Il ne suffit pas d'aligner des mots pour conclure ensuite à la communication. Il y a sans doute plus de mots qui circulent en famille aujourd'hui qu'autrefois parce que le premier devoir de l'enfant d'autrefois était de ne pas parler (à table par exemple). C'était donc plus une obligation qu'un droit.

Quatrième grand principe : absence de conflits graves. Les désaccords existent mais on essaie de les résoudre pacifiquement. On recourt peu aux sanctions. La gifle n'a pas une très bonne presse et les familles ne semblent pas en user fréquemment. Ce qui signifie que pour traduire son mécontentement, quand un garçon ou une fille n'a pas eu le comportement que l'on attendait, on manifeste son indignation, on réprimande, on fait la tête, on boude, en tout cas rien de très brutal. Lorsqu'on interroge les enfants, ils vous parlent de privations (de sortie, de télé... ).

L'attachement au respect plus qu'à la politesse, les deux sont bien dissociés. Bergson avait parlé de « la politesse du coeur » . Les parents disent que pour eux l'important n'est pas la politesse des mots, mais le respect, cette politesse du coeur. Ça peut aussi traduire un sentiment d'impuissance. Les parents disent « Oui, il y a de la violence verbale mais ce n'est pas très grave, l'attachement des enfants est là ».

Cinquième principe : la confiance et les confidences. La famille actuelle serait une famille faisant confiance aux enfants et recevant les confidences de ceux-ci.

Dernier principe : la solidarité. La famille moderne serait une famille solidaire et d'autant plus que la situation sociale est ce qu'elle est.

En réalité, quand on parle de la famille on confond toujours (même les spécialistes) la valeur familiale et l'institution, l'univers familial. Parce que, depuis quarante ou cinquante ans que le sondage d'opinion existe, les français jeunes ou moins jeunes disent que la famille est une valeur importante, on pense que la famille se porte bien, que c'est un lieu de communication et d'échange. Certains collègues sont tombés un peu dans le piège : parce que la famille est célébrée dans le discours, ils en déduisent que la famille est un lieu de communication et d'échange. Je crois que ce n'est pas aussi simple que cela.

La réalité, quelle est-elle ? Je ne reviens pas sur les libertés, elles sont acquises et, sur ce sujet, les récriminations des adolescents ne sont pas très fortes.

L'égalité de traitement entre filles et garçons mérite que l'on s'y attarde un peu. I1 y a manifestement un maintien des discriminations important sur certains registres et notamment celui des sorties. Les filles sortent globalement moins dans l'espace public que les garçons et, concernant les sorties du soir, à âge égal les choses sont un peu plus difficiles pour les filles que pour les garçons.

Quant au projet scolaire, on vante encore une fois l'idéal démocratique des familles. À la question « Accepteriez vous que vos enfants arrêtent leurs études ? » , on obtient deux réponses différentes selon que l'on a à faire à des parents de filles ou des parents de garçons : 42 % des parents de filles disent qu'ils accepteraient peut-être que leurs enfants arrêtent leurs études, quant aux parents de garçons, ils ne sont que 24 % à dire cela.

Une autre chose intéressante, mais qui ne se vérifie que pour la tranche d'âge la plus jeune ( les 12-14 ans ), les garçons disent plus souvent que les parents qu'il y a une très grande exigence de ces parents par rapport à la scolarité. Donc l'exigence à 12-14 ans serait d'autant plus grande que l'enfant est un garçon. Ce qui signifie que l'investissement sur les garçons demeure important, qu'ils sont suivis avec beaucoup d'attention alors que le parcours des filles peut avoir d'autres orientations à un moment ou à un autre.

Troisième principe : la communication. Il y a toute une série de troubles de la communication. On parle, en famille, moins que ne le disent les parents. Il y a un écart entre le discours des parents et celui des adolescents : 3 % des parents seulement disent parler rarement ou jamais avec leurs enfants, mais 20 % des adolescents avouent parler rarement sinon jamais avec leurs parents.

Deuxième élément : beaucoup de sujets sont encore esquivés et curieusement, ce sont les anciens sujets tabous. On les esquive, non parce qu'ils sont tabous, mais pour toutes sortes d'autres raisons, la principale étant que parler de sujets comme la religion ou la politique, c'est prendre le risque d'influencer, d'attenter à la liberté de ses enfants. On entend donc souvent : « Il faut les laisser se déterminer comme ils l'entendent » , et des enquêtes ont montré que ces deux domaines étaient ceux pour lesquels les parents ne voulaient pas être dans le mécanisme de la transmission.

Il y a une communication que je qualifierais de « dirigée » : l'école. Elle laisse peu de place pour autre chose. La communication est aussi réduite par les investissements professionnels des parents. I1 est vrai qu'aujourd'hui 80 % des femmes travaillent et que les plages de rencontre sont très réduites. On peut parler durant le repas du soir et le week-end. Pour le reste de la semaine, c'est un peu plus compliqué.

La compréhension : on y met tout (communication, liberté, dialogue etc.). Lorsque les parents et les adolescents disent se comprendre mutuellement, ça n'a pas grand sens. Ça infirme l'idée que l'adolescent puisse avoir des goûts, des valeurs propres et un langage un peu particulier sur lequel les spécialistes, notamment les professeurs de linguistique, se penchent. Dans Le langage çaisfran, des linguistes ont démonté le mécanisme du verlan tel qu'on peut le pratiquer dans certains lieux. L'absence de conflits : la famille française n'est pas conflictuelle au sens où l'on pouvait parler de conflits des générations dans les années soixante-dix. On a mis en place des barrières de sécurité qui font que l'on a des stratégies d'évitement des conflits graves. Dans les familles ordinaires, sans histoires, le conflit a été évacué au profit du dialogue, de l'échange ou du repli un peu frileux (faire comme si ce que l'on a entendu, on ne l'avait pas entendu). Je crois que l'on est davantage dans une situation de côte à côte que de face-à-face. On est en famille et l'on chemine l'un à côté de l'autre. Une étude serait à faire sur la chambre, qui est le premier territoire d'autonomie de l'adolescent à l'intérieur même d'un endroit qui n'est pas un endroit d'indépendance.

La question de la violence verbale est intéressante. On a demandé aux parents (de milieux favorisés) s'il leur arrivait, en famille, de subir la grossièreté de leurs enfants et s'il y avait des dérapages verbaux. Les enfants et les parents reconnaissent que ça arrive quelquefois, que le ton peut monter et que des mots pas toujours désirés échappent. Mais la deuxième question était plus intéressante « Considérez-vous la grossièreté comme étant quelque chose de grave ? » Les parents continuent d'affirmer que c'est quelque chose de grave, les adolescents pensent le contraire. C'est la grande différence par rapport à l'enquête de 1985 : à milieux sociaux équivalents, les adolescents considèrent que la violence verbale n'est pas grave.

Une autre réalité : la faible disponibilité de leurs parents, et en particulier du père, dénoncée par les adolescents. 30 % des parents avouaient que les enfants leur parlaient rarement de leurs difficultés personnelles, mais quand on posait la même question aux adolescents, 50 % disaient parler rarement ou jamais de leurs difficultés personnelles avec leurs parents. Des questions complémentaires permettaient de voir que dans près de 70 % des cas, les difficultés personnelles étaient évoquées avec les amis avec une gradation selon la difficulté : plus la difficulté tient à la vie quotidienne (les difficultés ordinaires), plus les amis sont les correspondants habituels, mais plus la difficulté est grave, plus les parents sont sollicités (la mère). Prés de la moitié des adolescents disent confier leurs difficultés à leur mère, mais seulement 17% à leur père.

Les peurs des familles. L'évolution est importante entre 1985 et 1994. Nous avions posé deux questions aux parents en 1985. La première était « Quels sont les problèmes jugés les plus graves pour la jeunesse ? » . En 1985, la drogue était ce qui les préoccupait le plus (presque 85%) et le chômage venait en second (63°/). On a reposé la même question aux parents des mêmes milieux dix ans après. En pourcentage, le chômage est resté quasiment stable : 62 %, par contre la drogue a chuté et se retrouve en troisième position (46 %). Entre la première et la troisième place est venu se placer le sida (53%). En 1985, on commençait à en parler mais le problème du sida n'avait pas été présenté comme choix possible pour les parents. On ne peut donc pas comparer.

On a posé la même question aux adolescents (les problèmes les plus graves pour la jeunesse), et la première inquiétude est le sida (92 %), devançant un peu le chômage (83 %) et la drogue (82 %). Donc autant les parents semblent avoir évacué la drogue comme problème particulier pour les jeunes, autant les adolescents la maintiennent à un niveau élevé.

À la deuxième question : « Quels problèmes n'aimeriez-vous pas que vos enfants rencontrent ? » , en 1985, 1a majorité des parents répondait : la drogue (83 %), puis le suicide (45 %). En 1994 : le Sida (71 %), puis la drogue (52,5 %) et le suicide (30 %). À la question : « Quels problèmes n'aimeriez-vous pas rencontrer ? » , les adolescents répondent en 1995 : 1e Sida et la drogue (95 %), le suicide (85 %), la délinquance (83,5 %), le chômage (80 %) et la prostitution (55 %).

Les jeunes ont donc le sentiment d'être confrontés â une multitude de problèmes qu'ils sont incapables de hiérarchiser et qui, tous, peuvent les atteindre à un moment ou à un autre.

Patrick Eche

Adolescents, familles, deux figures sociales dont le thème de cette soirée nous propose d'étudier la rencontre dans son actualité. Dès que notre regard cherche à se fixer sur l'une ou l'autre de ces figures, celle-ci se trouble et nous trouble. Le sentiment qui précède ou accompagne cette rencontre est très souvent la peur.

Peu d'institutions sont à la fois aussi bien et aussi mal connues que la famille. Chacun d'entre nous en possède une connaissance intime, les médias commentent régulièrement sa transformation, mais ce savoir personnel ou médiatique n'a que peu de rapport avec une institution complexe, en mouvement, qui relève, à la fois, des domaines privé et public. Aujourd'hui cependant, la famille apparaît, sous des formes renouvelées, comme un élément de pérennité parmi les turbulences sociales et comme un des piliers de la modernité. Souvenez-vous de ce fameux modèle de la famille occidentale des années soixante, soixante-dix, fondé sur le mariage monogamique, appuyé sur un couple stable, articulé autour des rôles sexuels strictement répartis entre les conjoints. Il était alors la forme achevée de l'institution, produit de l'industrialisation et dont l'universalité ne tarderait pas à se réaliser dans les autres civilisations au fur et à mesure qu'elles se moderniseraient. L'occidentalisation, donc le progrès, devait passer par l'adoption de ce modèle de famille nucléaire et de ces valeurs de liberté et d'individualisme. Or, trente ans après, ce modèle occidental semble multiple et il n'apparaît plus comme l'évolution inévitable des sociétés non-européennes. Nous constatons au contraire la diversité des formes modernes de familles dans le monde. En Afrique, ni l'urbanisation, ni l'émigration vers les villes n'ont aboli les systèmes de compensation matrimoniale ou la puissance des liens du lignage, même s'il existe une nette augmentation des familles nucléaires. En occident c'est l'émancipation de la femme qui apparaît la valeur la plus forte mais les mariages arrangés, la séparation des rôles et des activités selon les sexes, le rejet de l'individualisme restent forts. L'institution familiale demeure à la fois une réduction et une matrice de l'État-nation, l'entreprise étant l'étape relais. En Europe, méfions-nous des faux amis cachant de grandes diversités. Pour les américains : « My family is gone » signifie que les enfants ont quitté la maison et en Allemagne « Familie » indique la co-résidence, le travail en commun.

Par ailleurs, les groupes immigrés attirés par le marché de l'emploi ont fait venir leurs familles suscitant souvent un ré-enracinement culturel. Au-delà de ces familles manifestant le choc des valeurs originaires d'autres mondes culturels, il faut connaître l'importance des couples binationaux (23 000 en France chaque année dont 5 000 franco-maghrébins). Les conflits de droits y sont nombreux, faisant ressortir les identités culturelles : relations entre famille et État, frontière public / privé, concurrence entre droit du sang et droit du lien social. N'oublions pas le divorce, l'union libre, les recompositions familiales. Depuis le début des années quatre-vingt, un ménage sur trois divorce. En vingt ans, la fréquence des divorces a été multipliée par trois et ils se produisent de plus en plus tôt en dépit d'une phase préparatoire longue de cohabitation.

Par ailleurs, on compte actuellement 30 % de naissances hors mariage, 500 000 enfants de concubins, soit enfant d'un couple non marié, soit enfant d'un des deux partenaires. Sur ce nombre, 300 000 sont de type « famille monoparentale » avec à leur tête une femme divorcée ou veuve. Sur 100 enfants de divorcés, 85 voient leur père ou leur mère contracter une nouvelle union, soit la mère seule à 17 %, le père seul à 31 %, la mère et le père 37 %. 66 % d'entre eux ont au moins un demi-frère ou une demi-soeur.

Ces familles nouvelles apparaissent comme des laboratoires de régulation sociale, des lieux où s'inventent des comportements triangulaires entre le parent-gardien, non-gardien ou biologique. Que dire plus fondamentalement des conséquences des nouvelles techniques de procréation - dons d'ovules, fécondation par insémination artificielle - remettant en cause les principes fondamentaux de notre système de parenté. La sexualité et la fécondité se trouvent dissociées, la paternité et la maternité sont multiples, génétiques et sociales.

C'est dire à la fois la vitalité, l'extraordinaire évolution, la créativité et la diversité des familles tout en constatant la crise de l'ordre symbolique conceptualisant les relations entre nature et culture.

Mais quelle image des jeunes nous donne l'enquête nationale de 1995 ? Il sont eux-mêmes très divers sur le plan social (nationalité, habitat, situation familiale, profession des parents, taille des fratries) avec une nette évolution depuis vingt ans. Cependant (selon l'enquête) un point les rassemble : la famille, ils aiment ça. Ils trouvent la vie de famille agréable et détendue, ils trouvent que leurs parents ont de l'intérêt pour eux et ce qu'ils font. Deux tiers des répondants disent leur parler de leurs difficultés quotidiennes, de leur santé, de leur scolarité. La moitié sortent souvent avec eux. Ils ont le sentiment, malgré l'augmentation des séparations, que les parents restent attentifs. C'est dire l'écart avec le discours ambiant des adultes sur la dissociation familiale, le manque de dialogue, la démission parentale.

Ceux qui se plaignent le plus ce sont les filles, les élèves des lycées professionnels, les jeunes en difficulté. L'insatisfaction familiale joue un rôle important dans l'apparition des troubles de conduite.

Que trouvent donc les adolescents dans la famille, parfois à notre insu ?

Je partirai de mon expérience de clinicien dans un centre d'accueil où je rencontre les adolescents et leurs familles, de mon expérience de parent également, pour essayer de repérer avec vous leurs questions, leurs attentes, leurs enjeux et les nôtres également.

Bousculé hors de l'enfance par une grosse poussée hormonale, l'adolescent se voit engagé dans un voyage dont la sortie semble conditionnée par les réponses qu'il pourra formuler à ces énigmatiques questions : Qui es-tu ? Qui aimes-tu ? Quelle est ta route ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ?

Certes ces questions se reposent à d'autres moments de la vie et d'autres réponses y seront apportées, mais elles condensent la question de l'identité sexuée, la question de la filiation et de l'alliance, rendez-vous de chacun avec lui-même.

Alors ce voyage, ce travail de passage auquel il nous convoque impérativement, c'est maintenant, tout de suite, ni hier, ni demain, demain n'existe pas, c'est l'inconnu, c'est angoissant et peu excitant. Il faut plaire au présent, aux autres lui-même, avec un nouveau corps à cacher, à parer, ou fuir, avec des parents connus, trop connus, trop proches, trop fatigués, trop... Comme les frères et les soeurs aussi encombrants que stupides et les amis avec lesquels il faut se retrouver pour aimer, haïr, délirer sans risques, tendrement, violemment. Créer des refuges, des passages, des clairières pour rêver ailleurs, vibrer de musiques nouvelles, cacher des secrets que l'on partage, confie, transmet. S'échapper en boite, en RER, en train, exister dans un look assurant la bienvenue au club des ados. Look androgyne, unisexe, anonymisant dans son souci de la marque. À la maison, il met à l'épreuve l'extrême limite de tolérance, alternant comportement avachi et velléitaire, agression musicale ou désordre permanent. Il ne s'épanouit que dehors, dans son groupe. Les amitiés amoureuses y sont exclusives et jalouses, les rêveries platoniques, obsédantes, les relations ambivalentes sous le camouflage du look protégeant tant des ingérences extérieures que des débordements internes. Comment dire tout cela ? Souvent l'adolescent se tait, les mots manquent mais c'est le corps qui est en peine. Les difficultés du sommeil, les réveils grognons, les « maman câlin », l'eau devient corrosive, le bazar s'installe, il est question d'intimité, d'espace psychique, de « No mères land » . Surtout n'y allez pas ! Le corps doit payer de sa personne: séries de pompes, musculation, pratique assidue de la danse ou du sport, bizarreries alimentaires et parfois médicamenteuses ou alcooliques. C'est un long trajet de solitude pour qui ne sait nommer sa souffrance et trouver à qui en parler. Pas de panique ni de complicité, c'est le moment de rester clair et disponible. La mère est partout, c'est la maison avec ses bouts d'enfance, c'est aussi celle qui n'est pas là ou trop présente, la traîtresse qui a déjà quelqu'un dans sa vie, la traîtresse qui s'occupe des frères et soeurs ou des enfants des autres. Mais la maison c'est d'abord le regard où il faut montrer, laisser deviner ou cacher, exercer sa curiosité, fouiller et surtout ne jamais perdre la face dans les affrontements mais aussi en avouant un plaisir à des moments familiaux partagés, moments d'abandon qu'on se doit de voler avant de repartir en chasse. Rester vigilant surtout pour le téléphone : tout appel est d'une extrême importance, voire vital, c'est le cordon ombilical au groupe. Les mots sont là pour, à la fois, masquer et dévoiler, agresser et encaisser - dangereux donc -, jurons et gros mots rappelant sans cesse les grands enjeux : sexualité, filiation et échange, convoquant les parents à leur corps défendant à cette grande agitation. Sur cette route il y a des risques : le grand jeu de la loi, des défis, des transgressions et des révoltes, explorant les passages de l'espace familial à l'espace social et leurs limites. Transgresser, provoquer pour éprouver les limites de soi, de son corps, de l'autre. Il s'agit de garder son calme, de relativiser et de garder sa sévérité pour les grandes occasions. Ne vous trompez pas, sinon ce déni de justice vous sera sévèrement reproché.

L'adolescent interroge la place de chacun au regard de tous et de la loi. Au nom de qui ou de quoi imposes-tu cela ? Quels sont mes droits ? Quel est le prix à payer ? Est-il le même pour tous ? Y a-t-il un pilote dans l'avion ?

Mais que faire ? Comment savoir si l'on joue correctement sa partie attendue de parent. Il s'agit de rester responsable, protecteur et séparé mais oscillant entre punitions et laisser-faire. Progressivement les choses s'apaisent si elles ne viennent pas rencontrer d'anciennes douleurs restées secrètes de l'enfance, des secrets familiaux, des parents en crise. Un droit de vivre s'instaure sur des choix assumés et des renoncements parentaux. Mais pourquoi ne partent-ils pas ? Pourquoi les garde-t-on ? La crise économique bien sûr, l'incertitude des temps actuels... Quels avantages chacun y trouve-t-il ?

Paradoxalement, alors que maintenant tout va mieux, se profile le manque : manque à gagner, manque à vivre. Aujourd'hui, quelque chose de la transmission symbolique semble s'enrayer. En effet, c'est l'heure de se désengager pour s'engager ailleurs, pour passer de la verticalité de la filiation à l'horizontalité de l'alliance et de l'échange, permettant que l'héritage reçu, mis au service de sa propre industriosité, prospère pour être à son tour transmis, faisant d'une dette un don pris dans sa valeur d'échange. Finalement, c'est bien du même chemin qu'il s'agit, pour eux comme pour nous. Mais peut-être est-ce nous qui avons tant de mal à nous rappeler du nôtre.

Il y a maintenant sept ans, nous constations - professionnels auprès des jeunes de différents espaces : santé, Éducation nationale, protection judiciaire - l'isolement des uns et des autres, chacun dans son petit réseau. Nous souhaitions donc créer un lieu d'échange et de réflexion au service des jeunes, dans un espace qui nous semblait à l'époque cohérent, celui de la Région. Finalement les orientations politiques ont confirmé cette hypothèse puisque la Région a maintenant la responsabilité de l'insertion professionnelle des jeunes.

Ces professionnels se regroupent selon un principe qui est celui de la cooptation, chacun sollicitant d'autres professionnels dans d'autres champs que le sien, utilisant des réseaux déjà existants avec plusieurs objectifs : un travail de réflexion, d'échange d'expériences et d'innovation.

Nous nous réunissons tous les deux ans autour d'un thème suffisamment polysémique pour qu'il ne soit pas sous l'hégémonie conceptuelle des uns et des autres (notamment des psy), et que chacun puisse se l'approprier comme il en a envie. Nous travaillons sur ces thèmes avec des chercheurs, en particulier des sociologues et des anthropologues. Le premier thème, en 1993, était celui de la rencontre entre les jeunes et nos institutions. Les deuxièmes journées étaient consacrée à : « Adolescence et réseaux » .

Les troisièmes journées, qui ont eu lieu à la fin de l'année 1997, ont traité du thème de « L'Inscription » (inscrire, s'inscrire, être inscrit...), qui touche à la fois le travail de l'écriture et de l'inscription sociale de manière plus large que le thème de la citoyenneté.

Ce réseau a un bulletin, lieu d'échanges et de débats. Il démarre une activité de dossier sur des thèmes d'actualité, pour proposer dans sa complexité une tentative de réponse à des grands problèmes qui surgissent par rapport aux adolescents. Ce réseau est un lieu de ressources ouvert à chacun. Il s'agit du Radeau, dont le siège social se trouve au 20 villa Compoint dans le 17è arrondissement.

Le débat

Je voudrais poser une question beaucoup plus pratique et concrète : comment faire accepter à un adolescent l'autorité d'un beau-père ou d'une belle-mère quand il vit avec l'un alors qu'il a encore un père ou une mère dont il reconnaît l'autorité sur lui ?

Michel Fize
Je ne suis pas le mieux placé pour répondre, mais il me semble que quelques travaux ont montré qu'il y avait au moins quelque chose à faire en amont, préalablement. Je crois qu'à partir du moment où le rapport juridique entre l'enfant et le beau-père ou la belle-mère n'est pas défini et que, selon la loi, le beau-père n'a pas de responsabilité juridique particulière par rapport à l'enfant qui n'est pas le sien biologiquement, il est sans doute sage de définir quel pourrait être ce rôle. On pourrait presque parler d'un contrat moral : qui fait quoi ? Quel rôle la mère va-t-elle assumer ? (rôle qui sera renforcé). Quelle sera la place du père biologique dans cette aventure et quelle sera celle de celui qui, juridiquement n'en a pas ? Il y a là un scénario - avec des personnages dont les rôles ne seraient pas définis - qu'il ne faut pas garder. Il y a sans doute, dans un premier temps, un minimum de cohérence à établir. Il me semble que le risque, en regard du retrait du père, serait un sur-investissement de la mère par rapport aux deux figures paternelles : la paternité biologique et la belle-paternité nouvelle. I1 y a donc des précautions au niveau d'un minimum de définition des rôles : qui fera quoi…

Ça peut avoir des conséquences très graves prenons l'exemple de la scolarité, ce domaine où le beau-père a ou n'a pas de regard. D'après les études que j'ai pu lire, ça va du tout ou rien avec un père qui n'investit pas du tout jusqu'à celui qui considère que, finalement, cet enfant est un peu le sien et qu'il doit investir et être très attentif, jusqu'à des situations intermédiaires qui seront plus floues.

Patrick Eche
C'est une partie complexe qui se joue à plusieurs. Il y a le père, le beau-père, la mère, l'enfant et ses frères et soeurs. L'expérience montre que souvent, dans un souci de prudence justifiée, le beau-père se tient à distance de l'éducation, considérant que cette tâche revient à sa femme et que pour les grandes questions, il y a un accord à trouver avec le père biologique.

Quand, parfois, la mère fait un appel du pied assez fort au beau-père, ce n'est jamais très simple et très clair parce que souvent, à l'origine, il existe une situation qui reste conflictuelle avec le père biologique. L'enfant sent donc bien qu'à y entrer, il se remet dans un conflit qui risque de reprendre de l'intensité. Quant au beau-père, ce désir peut parfois être dans un conflit ou un affrontement avec le père génétique de l'enfant.

II y a une situation qui est plus claire et dont j'ai l'expérience de solution positive, c'est lorsque l'enfant demande à ce que le beau-père s'occupe de lui. C'est un choix. Ça se joue à ce moment-là de personne à personne, c'est une demande qui peut ou non être reçue. Donc la situation est très difficile et il faut être dans une attitude de prudence. Je voudrais demander à Michel Fize, à propos des deux enquêtes qu'il nous a citées, si son questionnaire abordait le problème de l'éducation sexuelle des adolescents par les parents ?

Michel Fize
Non, le questionnaire évoquait le thème de la sexualité mais pas dans le sens que vous évoquez. I1 n'y avait pas de questions sur l'éducation sexuelle. Ce sont des questions pour lesquelles on peut dire deux choses : il y a, semble-t-il, information entre la mère et la fille et non-information entre le père et le fils. On est quasiment proche du niveau zéro pour le père. En complément de cette enquête par questionnaire, avec toutes les limites que l'on connaît bien par rapport à ce type d'instrument de travail, on avait procédé à des interviews individuels de parents et d'adolescents. Chaque fois qu'un garçon nous a dit avoir évoqué cette question, en particulier avec son père, c'était sur le ton de la plaisanterie. Mais je crois que dans ce domaine, il y a une pudeur naturelle de l'adolescent et un respect qui doit être présent dans l'esprit des parents. Il ne faut donc pas aller trop loin. S'il y a un domaine où il faut laisser du temps au temps, c'est bien celui-là. De toutes les sottises que l'on ait pu dire sur la précocité des rapports sexuels, je crois, et toutes les enquêtes le montrent, qu'en vingt ans les choses ont peu bougé et c'est une expérience personnelle que chacun doit faire dans la difficulté. Les meilleurs cours d'éducation sexuelle n'empêcheront pas qu'il faut affronter cette expérience, cette épreuve. À la question : « Est-ce que les familles assurent une éducation sexuelle de leurs enfants ? » , j'aurais tendance à répondre non.

Patrick Eche
En ce qui me concerne, je crois que l'âge joue beaucoup et que l'éducation sexuelle est systématique chez le petit enfant. À cette période-là, le père y participe au travers d'ouvrages... Les choses sont beaucoup plus complexes au moment de l'adolescence parce qu'il y a une différence au niveau des sexes. La femme peut en parler plus facilement, l'homme parle difficilement de sa sexualité sinon sur le mode de la gaudriole, ce qui met l'adolescent sur le plan « copain » . Il y a apparemment, pour les pères, une difficulté à parler sérieusement de sexualité... Il ne s'agit plus de parler du zizi du garçon et de la différence avec la petite fille. Ce sont des choses compliquées que les hommes ne savent pas bien faire.

Michel Fize
Ce qui m'a frappé dans toutes ces enquêtes, c'est l'incertitude du message à transmettre : que doit-on dire dans ce domaine ? Où placer une éventuelle limite du permis et de l'interdit, sachant que toutes ces pratiques sont encadrées par la peur du sida ? Dans un contexte comme celui-là, le discours devient très balbutiant.

Patrick Eche
Paradoxalement, le discours qui se développe dans les familles par rapport au sida, sur la protection, le préservatif, fait écran et ne permet pas un accès facile à une discussion sur la sexualité.

Michel Fize
Je crois que le monde des pairs, des aînés, est l'une des principales sources d'information. Je repense à cette petite fille de onze ans et demi qui me dit qu'elle avait appris il y a quelques jours « des choses qu'elle ne soupçonnait pas » . Elle parlait des relations amoureuses. Elle avait une amie du même âge dont la grande soeur avait servi de relais. Il y a eu une circularité de l'information. Il y a aussi l'accès non contrôlé aux médias, le nombre d'enfant de dix ou douze ans me parlant des films interdits à la télé ! ! !

La violence à la télévision n'est pas, en tant que telle, productrice de violence si l'on est capable d'expliquer aux jeunes enfants la différence entre le réel et le fictif. On peut être préoccupé du fait que le contrôle soit effectué de l'extérieur sous la forme de sigles. I1 s'agit d'une sorte de déresponsabilisation de la famille. Il y a une dépossession du regard que devraient avoir les familles sur ces questions de violence et de sexualité. Les deux sujets sont souvent liés.

Dans la dernière phrase de votre exposé, vous avez fait allusion à nos souvenirs d'adolescents. Je crois qu'il y a toujours un risque de confusion, nous sommes là en tant que parents et non pour se mettre à la place de l'adolescent. On doit s'interroger, sur notre rôle de parent et sur ce que l'on ne supporte pas. J'aimerais que vous nous parliez davantage des familles monoparentales.

Michel Fize
Je vais vous dire ce qui actuellement, en France, me paraît caractériser la sociologie de la famille et probablement sa faiblesse. Quand je regarde les travaux des sociologues de la famille, il me semble qu'ils renvoient l'image d'une sociologie de la relation conjugale. Beaucoup a été dit et écrit sur la relation des conjoints et je crois qu'ils se sont dissuadés d'intervenir dans le champ de connaissance de la relation parentale. Je continue à penser que pour comprendre la famille moderne, il faut comprendre la relation parentale. C'est elle qui éclaire les choix ou les non choix en famille et qui permet de caractériser véritablement cette institution familiale.

Il faut reformuler un questionnement différent parce que continuer à faire une distinction entre célibataire, marié, séparé, divorcé n'est plus au plus près des situations. Il faut parler de familles monoparentales, recomposées etc. Au niveau de la relation parents/adolescents, la nature fondamentalement démocratique ne semble pas varier selon le type de structure familiale.

Il peut y avoir, dans un certain nombre de familles monoparentales (dirigées par la mère dans 85% des cas), une entrée plus précoce dans un processus de maturité, une prise en charge plus rapide, un investissement scolaire plus grand. Ça c'est le versant positif. Mais il peut également y avoir un versant plus négatif : un surinvestissement - jusqu'à l'écrasement - de la mère sur ses enfants qui ira à l'encontre de ce processus de responsabilisation. Il ne me semble pas qu'un garçon ou une fille de quinze ans vivant dans une famille monoparentale soit dans une position défavorisée par rapport aux droits et aux libertés. Il peut y avoir un jeu très subtil d'appui sur les deux parents biologiques et la possibilité de jouer sur tous les partenaires du « film ».

Patrick Eche
Je suis d'accord sur le fait qu'il ne s'agit pas, pour le parent, de s'identifier ou de se mettre à la place de l'adolescent. Notre propre adolescence subit un refoulement et une idéalisation et c'est une des raisons de la peur - souvent présente dans les familles - dans l'attente de l'adolescence. Quand ils parlent de leur propre adolescence, c'est le récit de chasse, il y a une sorte d'idéalisation, et c'est cette distance-là qui suscite un certain nombre de réactions d'appréhension par rapport à l'adolescent.
Quant aux familles monoparentales, il y a une grande diversité de situations : l'adolescent peut s'inscrire dans des réseaux de proximité familiale, des oncles, des tantes, des cousins, des relais d'amis qui constituent des espaces familiaux ou péri-familiaux élargis venant équilibrer, moduler, cette relation entre le jeune et le parent. Chacun peut donc trouver la distance efficace. Il y a des ados équilibrés dans des familles monoparentales. Dans les peurs des jeunes, vous avez évoqué la prostitution. Ça semble un thème nouveau de leur part. Pouvez-vous approfondir cette réflexion ? Prostitution des garçons ? Des filles ? Quelle est la raison de la montée de ce phénomène ?

Michel Fize
L'analyse de cette recherche est en cours. Je ne peux que constater avec vous mon étonnement par rapport à ce sujet, comme j'avais été étonné de la place du suicide dans la préoccupation des parents en 1985. I1 faut suivre cette question attentivement parce que le fait qu'un pourcentage aussi important d'adolescents pointent la prostitution comme un problème important est sûrement révélateur d'une certaine réalité.

Patrick Eche
Depuis une dizaine d'années, c'est un risque que l'on perçoit - dans les consultations - pour des très jeunes garçons et des filles un peu plus âgées dans les situations à risque comme les fugues. La brigade des mineurs sait bien que le jeune garçon qui fugue de façon prolongée court le risque d'être récupéré dans sa marginalité par des réseaux de prostitution.

En famille, avec qui l'adolescent parle-t-il le plus volontiers ?

Michel Fize
Je crois que l'adolescent privilégie la proximité, et pour toute la sphère éducative, c'est la mère. La scolarité constitue la plus grande partie de la vie de l'adolescent aujourd'hui, et elle est suivie au quotidien par la mère. L'entrée du père se fait tardivement dans cette scolarité et davantage sur les questions graves (orientation, choix...). Je pense que l'adolescent, fille ou garçon, parle plus volontiers à sa mère parce qu'elle est dans une proximité et donc dans une complicité. Si j'avais eu le temps, j'aurais parlé du phénomène d'indisponibilité. J'entendais, en 1995, et ça m'avait beaucoup frappé, les jeunes se plaindre de deux choses : de l'insuffisante communication avec leurs parents et de la faible disponibilité de ceux-ci et en particulier du père.
Depuis l'année dernière, nous suivons un petit groupe de jeunes qui appartiennent à des milieux sociaux « haut de gamme » avec des pères chefs d'entreprises, qui dirigent des multinationales, qui s'éloignent du domicile conjugal pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour leur travail. Ça veut donc dire que quand le père part tôt le matin et rentre tard le soir, c'est la mère qui est présente au retour de l'enfant du collège, quand elle n'est pas elle-même en situation d'activité professionnelle.
II me semble qu'il y a une co-participation du père et de la mère au moment de la toute petite enfance, mais dès que l'enfant se retrouve au niveau du cours élémentaire, il y a retrait du père. Je crois que le père accepte que les choses soient ainsi.

En tant qu'infirmière à l'Éducation nationale j'ai travaillé sept ans dans une zone sensible et je travaille maintenant dans une zone au contraire plus privilégiée. Je recueille beaucoup de témoignages de jeunes, je peux donc faire des comparaisons, et je m'aperçois que je rencontre autant d'enfants en souffrance dans cette zone privilégiée que dans la zone défavorisée. Mais peut-être n'est-elle pas assez privilégiée : les parents sont cadres, les mères travaillent aussi et les jeunes souffrent davantage de l'absence de la mère et du manque de disponibilité des parents. Ma fille qui est en première avait à faire un devoir sur la famille, elle a eu une très bonne note mais les élèves de sa classe lui ont reproché de ne pas avoir parlé de la famille homosexuelle ! Qu'en pensez-vous ? S'agit-il bien d'une famille ?

Michel Fize
Il faudra sans doute s'habituer à ce que ce soit une nouvelle forme de structure familiale. Il est vrai qu'en France on est encore loin de la situation américaine, mais je crois que c'est une sorte de famille sur laquelle il faudra compter. En ce qui concerne ces milieux dits « protégés » , je mène une enquête dans un établissement privé de la région parisienne accueillant des garçons et filles de milieux très favorisés, et je me souviens de ma première rencontre avec le chef d'établissement qui m'a dit, qu'actuellement, leur préoccupation forte dans le diocèse des Yvelines était la recrudescence des suicides chez les enfants. Je crois que les enfants des couches moyennes et favorisées sont plus touchés par les suicides que ceux des quartiers en difficulté. La violence retournée sur soi concerne davantage ces jeunes de milieux « favorisés » que des jeunes de banlieue, même s'il y a des cas de suicide d'enfants de onze ou douze ans. Rien ne me hérisse plus que cette idée que colportent mes collègues, des jeunesses en difficulté d'un côté (celles des cités et des milieux populaires) et des jeunes sans problèmes de l'autre.

Je dis toujours qu'il y a un suicide paradoxal : le suicide du succès, le suicide de celui qui intègre la grande école mais craque après quinze ans de compétition. II ne se passe pas une seule rencontre sans que l'on me cite des cas de jeunes d'une vingtaine d'années ayant commis un passage à l'acte de ce type. Je crois qu'il y a un suicide lié, non pas seulement à l'échec, mais également à la pression scolaire que subissent ceux qui sont normalement scolarisés.

Je suis sceptique sur votre idée de démocratie familiale

Michel Fize
Toute démocratie est imparfaite, ce dont on parle c'est autant de potentialité que de réalité. Le fait qu'il aille de soi aujourd'hui que les adolescents ont le droit à l'expression, à la parole, ne veut pas dire nécessairement qu'ils l'exercent.

Cette démocratie ressemble souvent à une espèce de rapport de force entre individus. D'où le fait que le terme de famille individuelle est peut-être préférable à celui de famille démocratique. La démocratie est un idéal que recherchent les familles sans l'atteindre toujours.

Reproduit avec la permission de Geneviève Noel de la Fondation de France.