Vivre avec un corps différent

Patrick Alvin, pédiatre, chef du Service de médecine pour adolescents, Département de pédiatrie, hôpital du Kremlin-Bicêtre
Michel Basquin, psychiatre, chef du Service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris
Martine Gruère, directrice de l'École des parents et des éducateurs lle-de-France

En 1998, la Fondation de France et l'École des parents et des éducateurs Ile-de-France ont organisé un nouveau cycle de conférences-débats « Adolescences au présent » destiné aux parents et aux professionnels., conférences qui ont été publiées. La Fondation de France est particulièrement présente auprès des jeunes et mène, depuis 1993, un programme spécifique sur la santé des 12-25 ans. De son côté, l'École des parents et des éducateurs Ile-de-France organise auprès des jeunes et des professionnels de la famille, des consultations, des formations et des conférences.

Article reproduit avec la permission de Geneviève Noel de la Fondation de France.

Patrick Alvin est pédiatre, chef du service de médecine pour adolescents du département de pédiatrie de l'hôpital du Kremlin-Bicêtre.

Michel Basquin est psychiatre, chef du Service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Il fait également partie du comité scientifique de Fil Santé Jeunes.

Le thème du corps nous préoccupe beaucoup à "Fil Santé Jeunes" . On pourrait appeler ce service téléphonique le « Fil Corps Jeune » parce que l'essentiel des appels que nous recevons concerne directement ou indirectement le corps des jeunes. C'est logique, ces jeunes sont en pleine puberté et leur corps change.

Les questions sont souvent : «J'ai ça et ça... Suis-je normal ? » et nous avons aussi beaucoup de questions sur la sexualité et la contraception, les risques et les façons de contrôler ce qui pourrait arriver.

Nous sommes également très frappés par le fait que les jeunes dramatisent beaucoup les moindres manifestations de leur corps et qu'ils ont souvent peu ou pas l'opportunité de rencontrer un médecin qui les examine intégralement. Certains en arriveraient même à penser qu'ils sont des « monstres ». Ils n'en parlent pas à leurs parents, parce que c'est la période où la pudeur commence à être nécessaire, mais ils sont envahis par cette peur. D'autres nous appellent avec des symptômes graves et nous insistons pour qu'ils consultent le jour même. Il y a donc une interrogation : n'est-on pas un peu trop autour de l'évitement du corps ? Que peut-on proposer aux jeunes pour que ce type de situation ne soit pas si fréquent ?

Des jeunes ayant des handicaps ou des maladies sévères nous appellent avec toute une anxiété autour de : « Moi adolescent, futur adulte, quelles incidences sur ma vie à venir ? » avec une grande difficulté à faire le deuil de certaines de leurs possibilités et aussi de se reconstruire autrement...

Le thème de la conférence est un peu ambigu puisqu'il porte sur les adolescents en général mais aussi sur ceux qui ont des difficultés particulières qui les différencient des autres adolescents.

Patrick Alvin

Le titre est effectivement un peu ambigu et on peut en faire plusieurs interprétations.

Il s'agit de parler avant tout de l'individu différent, de celui qui a un handicap, une malformation, quelque chose qui se voit et qui le distingue des autres. Mais en considérant le titre de façon plus distancée, je me suis rendu compte que je n'avais peut-être pas intérêt à l'aborder uniquement de cette façon puisque, finalement, nous sommes tous différents les uns des autres, et en particulier à cet âge-là. Et si l'on se pose la question de la différence (que les adolescents nous posent sans cesse), des différences par rapport à quoi ? Par rapport à quelle norme, si elle existe ? Et même au-delà de cette norme qui existerait, différence par rapport au désir de qui ? Ces questions interrogent plusieurs plans et se posent de façon particulière à l'adolescence.

Certaines affections ou maladies vont amplifier ce sentiment d'être différent. Mais il faut partir de la réalité de chacun qui est qu'après une croissance de l'enfance assez linéaire, l'événement pubertaire va brutalement tout désorganiser. Je ne parle pas d'une catastrophe, je dis qu'il y a là un événement désorganisateur qui est subi, vis-à-vis duquel on ne peut pas grand chose et qui est imprévisible (rien ne permet de prévoir à quel âge un enfant démarrera sa puberté). À partir du moment où ce phénomène se met en route, les repères antérieurs explosent complètement.

On dit souvent qu'il faut faire de l'éducation préventive, qu'il faudrait tout apprendre à nos enfants pour que le jour venu, lorsque les choses surviennent, tout étant déjà compris, tout se passe très bien. Mais c'est un peu une illusion parce qu'il y a une grande différence entre la connaissance intellectuelle et l'expérience de la réalité. Les grands enfants de fin de primaire, de vrais « petits » adultes miniatures, savent beaucoup de choses et raisonnent logiquement, mais ils ne savent pas ce qui les attend, qui est beaucoup plus du domaine de l'expérience (au sens du vécu de la nouveauté, de l'intensité des événements et de la rapidité des choses).

Il faut certes faire de la prévention, mais on ne peut pas tout prévoir, tout baliser.

L'événement pubertaire va projeter le tout jeune adolescent dans un monde où il lui devient beaucoup plus difficile de se repérer.

Le corps est l'élément central de cette expérience. C'est au niveau du corps que vont se passer tant de ces choses « bizarres » . Les corps de la fille et du garçon se différencient de plus en plus au moment où la puberté s'installe. Même si on en a entendu parler, quand ça se passe sur soi, c'est unique, inédit, et ça n'a jamais fait l'objet d'aucune sorte de représentation. Un dessin n'a pas d'odeur…

Nous, médecins, sommes confrontés à des jeunes personnes qui viennent nous voir parce qu'elles souffrent au travers de leur corps, qu'il s'agisse de maladies originaires du corps ou de maux qui s'expriment au travers du corps. Mais dans ce métier nous sommes tellement habitués à voir des corps, que cette affaire de différences ressenties est une dimension qui nous échappe un peu. En médecine généraliste nous voyons aussi bien des petits que des adolescents, des adultes ou des vieillards. Le corps souffrant ou malade est très volontiers déformé, même si c'est temporaire. Cette question des différences n'est donc pas réellement prioritaire pour nous et, sauf si l'on se donne le temps d'écouter ce que les gens ont à nous dire sur ce qu'ils vivent, nous sommes souvent ignorants de la manière dont la question se pose pour les patients qui sont devant nous. En tant que chirurgien, je peux être parfaitement satisfait de l'intervention que j'ai pratiqué sur madame untel et de la cicatrice que je lui laisse, alors qu'elle-même peut vivre très mal cette balafre sur le ventre qu'elle gardera toute sa vie, disgrâce qui la rend différente des autres.

Il faut donc déjà réfléchir à la relation que l'on a avec les corps. Lorsqu'on est médecin, c'est une relation qui devient en quelque sorte blasée. L'objet de notre exercice, c'est le corps souffrant lui-même. L'étudiant en médecine le sait bien : plus on lui en montrera, meilleur sera son apprentissage. Or pour saisir cette dimension de la différence, très importante à l'adolescence, il faut une empathie particulière qui s'acquiert avec l'expérience, surtout lorsque ces différences sont à nos yeux banales mais perçues par l'adolescent comme importantes.

Ce qui fait la différence entre les professionnels de santé qui ont un peu l'habitude de s'occuper de patients adolescents et ceux qui en ont un peu moins l'habitude, c'est entre autres une sensibilité plus aiguisée sur ce qui peut, chez un adolescent, renforcer cette impression de ne pas être conforme ou normal. Leur grande question est en effet toujours : « Suis-je normal ? ». La majorité le sont bien sûr, y compris les malades qui ne sont en réalité que des adolescents « normaux et malades » .

À l'adolescence, le plus important est le fait d'acquérir des caractéristiques sexuées d'adulte. Les petits enfants sont sexués et très curieux de ce qui fait leur différence (les filles essaient de savoir comment sont faits les garçons et inversement). Mais à partir de dixdouze ans, les enjeux deviennent complètement différents parce qu'une sexualité d'adulte se profile très vite et dans le désordre le plus complet. Il suffit de voir ce qui se passe dans les classes de CM2 ou de 6ème : les filles ont déjà commencé leur puberté et beaucoup de garçons se regardent le pubis en attendant leurs premiers poils. Cette dispersion importante aboutit au paradoxe des « grandes gigues de filles » à côté des « petits gibus » de garçons. Indépendamment de tout ce que cette puberté va entraîner en termes de taille, de poids, de diamètre, de répartition des tissus, de changement de morphologie, ce sont donc les caractéristiques sexuelles, massivement présentes, que l'adolescent va ainsi devoir intégrer rapidement (s'il le peut).

L'adolescent devient très susceptible aux regards extérieurs. On sait à ce propos que l'image du corps, c'est-à-dire l'image que l'on se fait de son propre corps (ce n'est pas vraiment l'image de soi mais ça s'en rapproche un peu), varie en fonction d'un certain nombre de paramètres qui ont trait à la puberté et à son déroulement. C'est différent chez les garçons et les filles et, dans ce domaine, certains sont plutôt avantagés et d'autres plutôt désavantagés. Certains garçons commencent à maturer à neuf- dix ans, la plupart à onze-douze ans, et quelques- uns (les retards pubertaires physiologiques) vont commencer à maturer plus tard, vers treize-quatorze ans. Or l'image du corps est différente selon que l'on mature tôt, tard ou dans la moyenne. Les garçons qui ont la meilleure image de leur corps sont ceux qui maturent tôt. Viennent ensuite ceux qui maturent dans la moyenne. Ceux qui ont la moins bonne image de leur corps sont ceux qui maturent tard.

Cette image du corps chez le garçon semble très centrée sur le développement corporel et pubertaire sans être trop influencée par d'autres facteurs. En revanche, chez les filles la relation n'est pas aussi linéaire. Celles qui ont la meilleure image de leur corps sont celles qui maturent dans la moyenne (réglées aux environs de douze-treize ans), suivies par celles qui maturent tard et surtout par celles qui maturent tôt. Le désavantage, pour une fille, c'est de faire une puberté relativement avancée. Vis-à-vis de cette variable qu'est l'image du corps, mieux vaut pour les filles maturer un peu tard. De plus, chez elles l'image du corps est influencée - a contrario de chez les garçons - par la qualité des relations, en particulier avec l'autre sexe. En d'autres termes, dans la façon dont la fille va s'aimer en terme corporel va jouer ce qui lui est renvoyé de positif ou de négatif dans ses relations avec l'autre sexe. Chez le garçon, cette dimension joue beaucoup moins.

La question de l'image du corps à l'adolescence est donc très dépendante de la chronologie pubertaire.

Quant à la durée de la puberté, peut-elle influencer l'image du corps ? On suppose que oui, mais peu de recherches existent dans ce domaine.

Revenons aux filles, à leur puberté et à leur relations. Prenons une fille de neuf ans qui a ses premières règles. Elle se retrouve en CM2, réglée, alors que les autres gamines n'ont rien démarré. Cette fille-là risque de se trouver davantage exposée aux risques si elle recrute ses amies parmi des filles d'un âge chronologique correspondant à son âge biologique, en d'autres termes, si elle a des amies beaucoup plus âgées qu'elle. En revanche, si elle reste avec des amies de son âge, malgré son avance physiologique, elle sera moins exposée aux difficultés d'adaptation. Voilà un exemple de ce que nous apprend la psychologie du développement.

Corps différents... C'est la grande question de l'adolescence. On sait que le corps est un sujet de curiosité, d'excitation, de préoccupation, de crainte chez n'importe quel adolescent, qu'il soit en train de faire sa puberté ou que celle-ci soit derrière lui. On a trop tendance à penser qu'une fois que c'est fait, ce n'est plus la peine d'en parler. Or je suis très frappé par l'avidité avec laquelle certains grands adolescents saisissent la perche qu'on leur tend quand il s'agit de reparler de ce qui a pu se passer quand ils avaient douze, treize ou quatorze ans. On se rend compte que pouvoir parler de leur puberté avec quelqu'un à ce moment-là leur aurait été très bénéfique.

La vivacité des bouleversements pubertaires reste donc très forte, y compris quand « ça à l'air d'être fini ».

C'est pour toutes ces raisons que pour nous, médecins du corps, le corps est précisément la porte d'entrée royale avec les adolescents. Il faut toutefois être très prudent, en particulier ne pas « bousculer » la pudeur qui est une caractéristique nouvelle de la nécessaire mise à distance de choses qui deviennent trop menaçantes à ce moment-là (regards et donc désirs d'autrui...).

Les adolescents ont ainsi horreur des paillardises et sont très susceptibles. Le corps est la voie royale, à condition qu'on les questionne comme il faut et si l'on part du principe que des petites choses peuvent, à cet âge-là, prendre de grandes proportions.

J'ai eu en consultation un garçon présentant un retard pubertaire. Je regarde au passage s'il n'a pas une gynécomastie... Le fait de m'être intéressé à ses mamelons lui a donné l'occasion d'aborder toute une foule de préoccupations pendant un quart d'heure…

Tout dépend de la manière dont l'adolescent se sent autorisé à se risquer à échanger avec quelqu'un là-dessus. Il y a cependant un point sur lequel j'aimerais insister: il serait un peu simpliste de réduire le chambardement que vit l'adolescent uniquement en l'expliquant par les changements corporels. On a souvent tendance à dire à un adolescent : « Ton corps est en plein changement, il te démange et il est normal que tu te poses plein de questions ». C'est vrai, mais il faut aussi savoir que du fait même des changements existentiels et psychiques liés à cette période de la vie, le corps va se mettre à vibrer à l'unisson de ce qui se passe au niveau de l'expérience psychique.

Pour en revenir à la différence, ce qui est dangereux, c'est de penser que la seule chose qui vaille d'être appelé différent est ce qui est vraiment différent par rapport à un certain nombre de normes. Or, à l'adolescence, la norme est une gageure. Vous aurez toujours raison si vous partez du principe que ce que vit l'adolescent est forcément différent de ce qu'il a vécu avant. Je n'ai jamais rencontré un adolescent qui m'ait déclaré de façon authentique être pleinement satisfait du corps qu'il avait. Ils ne sont pas satisfaits, il y a toujours quelque chose qui cloche et c'est normal, l'adolescent devant toujours « apprivoiser » son corps. Lorsqu'on suit un adolescent pendant plusieurs mois, plusieurs années, on voit bien cette détente s'opérer dans les attitudes, et surtout dans le fait que le corps est devenu un objet moins totalitaire. On voit cela chez les adolescents qui ont grandi et qui « portent bien »leur corps.

Concernant les maladies et les handicaps, qu'est-ce qui fait leur « anormalité » ? C'est en partie le regard porté par les autres, et il y a dans ce domaine une composante culturelle évidente. Quand on voyage un peu, on peut remarquer que tel handicap, telle malformation, sont plus ou moins acceptés selon l'endroit. Sans faire l'apologie de la culture anglo-saxonne d’Outre-Atlantique, il y a quelque chose d'assez intéressant dans certaines cultures qui s'inspirent du « live and let live » (vivez et laissez vivre) : quand vous faites cent vingt kilos et que vous entrez dans le bus à New York, personne ne vous regarde. Il y a ainsi des cultures où la différence ne doit pas être soulignée, elle ne choque plus et peut même devenir une excentricité intéressante qui pourrait être valorisée. D'autres variables interviennent aussi. Par exemple, toujours aux États-Unis, les jeunes filles noires n'ont pas la même perception de la normalité en terme de poids que les jeunes filles blanches. Ou encore, dans certains milieux, être adolescent porteur d'acné est une véritable catastrophe, alors que dans d'autres cela ne choque personne.

Dans le domaine de la maladie, il y a surtout des maladies visibles et d'autres qui ne le sont pas. Un adolescent myopathe en fauteuil roulant a une maladie chronique visible, contrairement à l'adolescent diabétique dont on ne voit pas qu'il est diabétique. Cette question de visibilité et de non-visibilité a une importance considérable en termes subjectifs. Tout dépend de la façon dont l'adolescent se perçoit, s'il se perçoit comme visiblement malade ou non.

Néanmoins, notre expérience montre qu'il est quelquefois plus facile pour un adolescent qui a un handicap très visible de se libérer de cette question de l'écart par rapport à la normalité, que pour un adolescent qui a une maladie non visible mais dont il reste dépendant (il doit voir le médecin, prendre des médicaments...). Quand une différence est tellement massive qu'elle crève les yeux, il est impossible de la nier et on trouve d'autres façons pour s'adapter, pour faire mieux, autrement... Quand on est presque comme les autres mais « pas tout à fait » , on s'expose à un cycle de compétition anxieuse avec ce que l'on considère être « normal ». Dans ce deuxième cas, l'adolescent est en permanence tenté de vouloir faire mieux que les autres, « normaux »  . Il risque ainsi de dépenser une grande énergie physique et psychique dans ce processus et rencontrer beaucoup de problèmes dont celui, pour se faire accepter dans le groupe, de nier ou de cacher la maladie (à l'inverse de celui qui marche avec deux béquilles, boite et ne peut pas cacher quoi que ce soit, qui va trouver d'autres moyens d'adaptation).

Beaucoup d'équipes soignantes ignorent cela et en restent à un schéma par trop simpliste : celui qui est le plus à plaindre serait celui qui est vraiment porteur d'un handicap, de quelque chose qui se voit, qui le défigure, etc. C'est vrai d'une certaine façon, mais il ne faut pas oublier que ceux dont la maladie ne se voit pas (asthme, diabète, maladie interne qui ne porte pas de stigmate extérieur), risquent de souffrir énormément de ce décalage dans lequel eux-mêmes se sentent par rapport à la norme.

Un autre élément très important, lorsqu'on parle de malades chroniques, est ce qu'il en est du désir ou du souhait déçu des personnes qui sont les plus proches de ces enfants-là, c'est-à-dire leurs parents. Si les parents n'acceptent pas le handicap de leur enfant au point de continuer de désirer qu'il soit différent de ce qu'il est, ce sera très difficile parce que l'enfant, toujours très réceptif à ce genre de message, se sentira mal-aimé. Ces sentiments qui habitent les parents mériteraient d'être travaillés très tôt.

Certains adolescents malades qui s'ébrouent et ne veulent plus entendre parler de sollicitude, rejettent le fait que l'on puisse les prendre en pitié mais aussi ce qu'ils ressentent de la tension anxieuse exprimée par leurs parents. Ils se sentent un mauvais objet, quelqu'un qui n'a pas su combler l'attente des parents.

Alors, comment vivre avec un corps différent ?

Je crois que le corps est comme il est. En revanche, on peut certainement jouer sur la façon dont le regard se porte sur lui. Par exemple, ce qui va sans doute troubler le plus un enfant qui a une maladie ou un handicap et qui devient adolescent, c'est ce qui risque de se passer en terme d'interférences entre sa maladie et son développement sexuel. Certaines maladies s'accompagnent d’impubérisme, de retard pubertaire, de troubles du développement sexuel, et c'est très dur à vivre sur le plan narcissique pour ces adolescents qui ont là toutes les raisons de ne pas se sentir normaux. Les adolescents atteints de maladie ou de handicap ont besoin d'être rassurés sur leur développement sexuel, parce qu'ils peuvent très facilement arriver à en douter.

Je suis frappé par la manière dont des garçons ayant vécu des maladies chroniques lourdes gardent comme séquelle une image de leur corps complètement abîmée au point qu'ils ne se sentent pas compétents dans leurs relations sociales, et en particulier dans leur relation avec l'autre sexe (de grandes inhibitions, de grandes peurs...).

Je me souviens d'un garçon récemment transplanté à la suite d'une maladie hépatique chronique grave, qui me disait, pour se justifier de ne pas fréquenter les filles, qu'elles risquaient de lui donner « une maladie dangereuse pour son foie ».

Michel Basquin

Tout adolescent a à vivre avec un corps différent dans la mesure où il lui advient un corps qui n'est plus celui avec lequel il a vécu précédemment et qu'il est confronté à une différence importante difficile à accepter.

L'adolescence est comme un retour aux premiers temps de la vie parce que l'enfant qui naît a en lui une telle conjonction, une telle union, qu'il ne peut pas faire la différence entre le corporel et le psychique. Au moment de l'adolescence, il y a de nouveau cette coexistence entre le corporel et le psychique avec une primauté du corps sur le psychisme.

On ne sait pas comment se déclenche la puberté, avec quelle horloge interne le corps d'un enfant va décider un jour de devenir pubère, avec quelles influences extérieures cette horloge interne va être stimulée et ce qui va jouer dans ce déclenchement.

Je parlerai, en tant que pédopsychiatre, des changements du corps, de son évolution et de ce que cela peut entraîner au niveau du psychisme. Je traiterai des dimensions d'accès à ce corps différent. La première chose que l'on peut dire à propos du corps de l'adolescent et de cette nécessité de vivre un corps différent, c'est que ce corps différent impose toute une série de deuils.

Il est important de comprendre comment le travail psychique nécessité par l'évolution corporelle est un travail complexe.

Le premier deuil auquel l'adolescent doit faire face est celui du corps de l'enfant. Ce corps d'enfant, il l'avait, il y était habitué et vivait avec lui une paix relative. Ce corps recevait de la part de l'entourage des soins réguliers, adéquats, générateurs d'un certain confort. Il était, par conséquent, dans une linéarité évolutive apaisante. Puis survient la transformation : la linéarité et l'aspect régulier des évolutions sont tout à coup chahutés et l'enfant va devoir vivre avec un corps qui ne reçoit plus le même contexte de soins que celui qu'il recevait auparavant. Toutes les fonctions physiologiques de l'enfant se trouvent perturbées au moment de la puberté. Le fonctionnement des grands organes, celui du système immunitaire, de toutes les substances qui assurent les liaisons au sein du système nerveux - et par conséquent son fonctionnement - se modifient. Le vécu biologique de l'adolescent est donc tout à fait différent de celui de l'enfant. Cela se traduit en particulier par une modification de la sensibilité avec une exacerbation de certaines perceptions qui deviennent à la limite du supportable et, à l'inverse, d'autres qui sont oubliées.

La perte de la quiétude du corps de l'enfant est aussi liée à l'abandon des modalités d'attention de l'entourage. L'enfant recevait des soins normaux et apaisants qui assuraient sa quiétude. L'adolescent dont le corps s'est modifié reçoit toujours le même système de soins de ses parents mais ce système, adéquat auparavant, ne l'est plus aujourd'hui. Il est donc confronté à un système d'attention qui n'est plus concordant à l'intensité de ce qu'il vit.

Deuxième aspect de deuil, celui de l'image antérieure du corps.

Cette image compte trois dimensions : l'image fonctionnelle, l'image esthétique et l'image engagée dans le contact social.

1 - L'image fonctionnelle. Durant l'enfance, les modifications ont été assez progressives pour que vous puissiez vous habituer à ces modifications. Votre corps répond tout à fait bien à ce que vous souhaitez lui faire faire. Lorsque vous envisagez une action, dans l'anticipation intra-psychique de l'action que vous allez mener, l'outil dont vous allez vous servir pour réaliser l'action est tout à fait bien perçu dans ses dimensions. À l'adolescence on continue de vivre avec une image antérieure - dont il va falloir faire le deuil - qui n'est plus adéquate aux actions que l'on est amené à entreprendre. Il faut s'habituer à une image qui, dans ses formes fonctionnelles, dans ses dimensions, dans ses forces, n'est plus la même.

2 - Le deuil de l'image esthétique, de l'image représentative. Il s'agit d'une certaine forme de l'intériorisation que nous avons de notre image en nous servant de l'image que nous voyons dans le miroir. Il s'agissait d'une image fixe ou suffisamment fixe dont les modifications étaient jusqu'alors progressives. Les choses se modifient soudain parce qu'il y a transformation importante et rapide. Rapide dans le sens où, en quelques semaines, en quelques mois, surviennent des transformations visuelles du corps et par conséquent toute une série d'interrogations de la part de l'adolescent sur la validité de ce corps dont il est en train d'essayer de reconstituer l'image, ou de constituer une image qui puisse correspondre à quelque chose de tout à fait nouveau.

Tout cela est générateur d'anxiété et nous allons retrouver là toutes les interrogations anxieuses des adolescents sur la modification des formes et des apparences : les refus, les replis, les hontes, les façons de cacher toute cette transformation, et quelquefois de véritables phobies qui conduisent les adolescents à détourner leur corps d'un regard qui pourrait leur renvoyer quelque chose d'insupportable.

3 - Troisième aspect d'image antérieure du corps qu'il s'agit de laisser de côté pour en adopter une autre : ce qui est engagé dans le contact social. Pour un enfant, ce sont les modes de comportement qu'il va adopter en fonction de ce qu'il sait de lui-même, s'appuyant sur une construction des conseils qu'il a reçus, mais aussi sur ce qui a marqué sa personnalité dans sa façon d'aborder autrui. Cette image engagée dans le contact social est constituée d'un regard que la société porte sur soi. Quelque chose se passe et nous retrouvons ces évocations dans les regards que l'enfant et l'adolescent reçoivent. Le regard que la société porte se modifie constamment. Auparavant, le regard social lui disait : « Tu es un enfant, tu dois te conduire comme on attend que se conduisent les enfants » , l'enfant le recevait, le comprenait et pouvait le décoder. À un moment donné, le regard des adultes se modifie, il voit une image qui n'est plus celle de l'enfant mais une image ignorée par l'enfant. Si ce regard se transformait en paroles, ce serait : « Tu te transformes en adulte, nous te voyons déjà comme un adulte et nous attendons que tu te conduises en adulte » . Mais qu'est-ce qu'un adulte ? L'adolescent l'ignore et tout le travail de l'adolescence sera d'accéder à ce concept d'adulte, de s'identifier à l'adulte de telle sorte que la sortie de l'adolescence soit constitutive d'une identité de maturité adulte.

Dans cette modification, le regard social est chargé d'une valence sexuelle, et ce regard qui se modifie et qui a charge sexuelle fait de l'adolescent un objet désirable et désiré. Ce qui n'est pas vécu sans angoisse.

Deuxième aspect de l'image sociale : celle que l'on pensait constituer pour lui lorsqu'on a élaboré des codes de comportements (comment se tenir...). Cette image sociale, avec laquelle il avait ses habitudes, n'est plus valable, il ne peut plus se comporter à l'égard d'autrui de la même façon que lorsqu'il était enfant. S'il peut être normal pour une petite fille jusqu'à dix ans d'aller s'asseoir sur les genoux des amis de la famille ou de connaissances, à douze ans et réglée cela devient dangereux, elle ne peut plus se conduire de cette façon, c'est de la maladresse et cela ne renforce pas l'estime que l'on peut avoir de soi-même.

Aujourd'hui que je ne suis plus un enfant, comment dois-je m'engager dans le regard et dans le contact social pour que mon engagement soit valable, reçu parce que recevable. Comment dois-je me conduire pour recevoir, du regard de celui avec qui je m'engage, un sentiment de confortement de la façon dont j'en ai usé pour m'approcher de lui et entrer dans un contact social ? Comment m'engager dans ce contact social avec autrui pour être à la fois vrai et dissimulé, authentique et en même temps ne pas dire ce que je réprouve de moi-même ? Comment m'y engager pour sauvegarder les processus d'acceptation et en même temps laisser place aux processus de séduction ?

Voilà un singulier travail. Rien de tout cela n'est intellectualisé. Vous connaissez tous ces innombrables essais que les adolescents déploient pour élaborer cette image et la constituer progressivement : sur le plan matériel en faisant l'épreuve du vêtement, de la coiffure, de l'imitation des autres, de la dépendance à la mode, des prises de distance, des refus, toutes choses parfaitement matérielles mais qui ont leur correspondance au niveau du psychisme. De quels vêtements psychiques, de quel apparat psychique, de quelle transformation, de quel maquillage sur le plan psychique dans ma présentation vais-je faire usage ? Nombre d'adolescents essaient d'inscrire cette image engagée dans le contact social sous le sceau d'une originalité pour s'efforcer de sauver une identité qui leur soit spécifique : « Je suis moi seul original ». Nous savons que cette originalité se résorbe souvent dans une conformité rassurante avec les autres…

Un autre deuil dans lequel le corps est engagé celui de la bisexualité potentielle.

L'enfant a conscience qu'il est garçon ou fille. Conscience partielle. En fait, au départ il n'a pas conscience d'être tel ou tel. Dans ses premières années d'existence, il a conscience d'être mâle et femelle à la fois. Il faut le passage de la situation oedipienne pour que quelque chose s'organise de cette identité sexuelle et de la reconnaissance que l'on appartient à l'un ou l'autre sexe. Il faut le parcours oedipien pour, à la sortie, se reconnaître garçon se conduisant à l'égard des hommes et des femmes comme un garçon et, inversement, fille avec les modalités de comportement spécifiques, reconnue en tant que telle par les interlocuteurs.

Certes une identité de garçon ou de fille se trouve affirmée à la sortie de la situation oedipienne mais avec toujours cette illusion, au fond du coeur ou de l'esprit, que l'on garde cette bisexualité et qu'éventuellement ce sexe - qui est un sexe d'appartenance et que la situation oedipienne nous a amené à reconnaître et à adopter - n'est pas définitif et que l'on pourra en changer : être fille si l'on est garçon et garçon si l'on est fille.

La puberté vient sonner le glas de cette illusion. La survenue des règles vient dire à la fille qu'il n'est plus question pour elle d'espérer avoir de pénis. Finalement ce sang qui s'écoule de ses premières règles, c'est la coupure avec ce qu'elle n'aura jamais.

De la même façon pour le garçon, la connaissance de son identité masculine définitive barre la route pour un temps à tout espoir d'éprouver quelque chose qui soit relatif au féminin.

Garçons et filles ne sont pas tout à fait en situation de symétrie dans ce processus.

Pensons à tous ces adolescents qui vont s'efforcer d'annuler ou de refuser le choix définitif que leur sexe d'appartenance leur impose. Songeons aux tentatives désespérées de certaines, au travers notamment de l'anorexie mentale, pour annuler leurs caractères de fille et en faire disparaître les stigmates à leurs yeux insupportables.

Voilà toute une série de deuils auxquels l'adolescent se trouve confronté du fait de sa puberté : deuil par rapport à ce corps qui était le sien et qui ne l'est plus, tout en gardant la parenté et en infiltrant, par des expériences antérieures, son vécu d'aujourd'hui fondamentalement différent. Il sera obligé ensuite de réintégrer la totalité de son vécu dans une unité ; le garçon devra accepter de nouveau la part de féminité qui lui revient et la fille la part de masculinité qui lui appartient.

Tous ces éléments de deuil conduisent à s'interroger sur le caractère dangereux de tout ce processus. I1 y a notamment le danger pour l'adolescent de ressentir en lui et dans son corps des pressions pulsionnelles nouvelles avec toute la charge d'angoisse, par exemple l'angoisse à éprouver dans son corps les approches de l'orgasme encore inconnu. C'est aussi le danger d'un corps qui échappe, par ses perceptions nouvelles, par les dimensions autres avec lesquelles il regarde le monde, un corps qui est dangereux du fait de sa prise de distance nécessaire pour s'affirmer, danger du fait de tous les désirs que ce corps nouveau suscite dans le regard des autres, danger de ce que ce regard de l'autre, comme le mien propre en ce temps de la vie, peut contenir d'attentes, de jouissances encore inconnues et délicieusement terrifiantes.

Dans une telle problématique, quoi d'étonnant à ce que le corps de l'adolescent puisse faire l'objet de sa part de tant d'attaques, que ce soit dans la prise de risque, dans le geste auto-vulnérant, dans la tentative de suicide, dans l'exposition imprudente à tout danger, dans le recours à la drogue, dans la maltraitance que constitue le trouble des conduites alimentaires.

Comment va se faire l'avènement du corps de l'adolescent vers un corps d'adulte dont on peut espérer ardemment qu'il soit heureux, alors même que le corps de l'adolescent ne l'est pas trop, voire même souvent honteux.

L'adolescent va se servir de ses capacités régressives parce que dès lors que l'on est trop exposé, trop en première ligne, on va un peu en arrière (on disait pendant la guerre, dans les communiqués : se replier sur des positions préparées à l'avance), où l'on retrouve les places fortes et les points d'appui des jouissances passées, les stades de la sexualité infantile. Ces jeunes « crétins » ont la moustache qui pousse, la voix qui mue, roulent des mécaniques mais mangent des sucettes, jouent aux soldats, discourent sur Kant mais sucent leur pouce.

Comment se servir des capacités régressives, se servir de l'éprouvé d'une certaine force du corps, soit pour la force aveugle qui fait de la grande bourrique d'adolescent un danger pour des bibelots du salon, ou bien le jeu plus subtil de la « Lolita » qui ne peut malgré tout ignorer sa puissance dans le regard de l'homme, un regard qui vacille du fait de son désir pour elle. Mais dans cette affaire, qui est maître du jeu ? C'est elle.

L'adolescent se sert aussi de l'éprouvé des sensations nouvelles qui sont les siennes et qu'il amadoue progressivement pour passer du champ d'une étrangeté inquiétante de son corps à celui d'une découverte progressive de l'inconnu. Il s'appuiera peut-être, dans des identifications pas très claires, au statut ambigu que l'imaginaire social peut donner au corps de l'adolescent considéré comme corps à double valence.

Peut-être aussi se servira-t-il, pour se constituer, de l'envie qu'il suscite auprès des adultes ? Car ce corps si difficile à traîner, si lourd de problèmes, les adultes l'envient et lui donnent une valeur enviable, ils cherchent à en capter les qualités, à en piller les expressions, comme si l'adolescence réveillait en chacun les nostalgies du passé ou le désir de remédier à la part d'inachèvement pubertaire que nous gardons toujours en nous.

Le débat

"Comment les adolescents vivent-ils une puberté précoce ou au contraire tardive ?"

Michel Basquin
D'une manière générale, les adolescents comme les adolescentes sont plus satisfaits d'être en puberté précoce qu'en puberté tardive, même si cette puberté précoce peut leur susciter un certain nombre de gênes comme, par exemple, de recevoir des regards chargés de concupiscence alors qu'ils n'ont pas encore eu le temps de s'habituer ; mais c'est moins inconfortable que de taper du pied en attendant que ça arrive. La situation de retard pubertaire dans une classe comme la troisième ou la seconde est une situation douloureuse parce que « ça » ne vient pas et que l'on ne sait pas si « ça » viendra un jour. Elle est douloureuse à la fois pour ce qu'il en est de l'accomplissement de l'image de soi-même, c'est-à-dire de l'image anticipée de l'adulte que l'on voudrait être quand on sera grand... Mais aussi de l'image sociale que l'on reçoit.

Cela reste extraordinairement lié : « Quand tu seras grand, tu sauras, tu décideras, tu comprendras, tu maîtriseras » et l'image de l'adulte plus mature qu'il sera est une image qui a directement rapport avec la réalisation corporelle. Ceci étant, il y a des filles dont la puberté trop précoce constitue une incontestable gêne et une accentuation de l'hétérogénéité du développement qui, par rapport à la maturité affective, frappe aujourd'hui tous les adolescents.

"Face à la métamorphose de ces jeunes, face à la douleur éventuelle, quelle est d'après vous l'aide que l'adulte peut apporter ?"

Patrick Alvin
Je crois qu'il y a une quantité de choses que l'on peut éviter de faire sans s'en faire nécessairement. Pour moi, le plus important est d'être très conscient du fait que l'adolescent est là, sans nécessairement avoir à comprendre tout ce qui se passe en lui. On se perdrait à trop vouloir comprendre un adolescent. Sans le savoir, on est intrusif, on voudrait maîtriser, mieux que l'individu qui est en face de nous, ce qui se passe en lui, et les adolescents se méfient énormément de cela. Quand ils pensent que l'on risque de les encercler et de mieux savoir à leur place, ils s'enfuient. Il y a une pudeur du corps mais aussi pudeur de ce qui se passe à l'intérieur de leur tête. Il faut être respectueux dans la manière dont on se comporte avec les adolescents et se souvenir que le point le plus sensible est la transformation sexuelle.

Tel beau-père devrait éviter de passer les doigts dans les cheveux de sa belle-fille de onze ans, telle mère devrait ôter ses sous-vêtements de l'armoire de son fils ou de sa fille, des choses très simples qui montrent que l'on a conscience qu'un individu à part entière, qui a besoin de son espace d'intimité, etc., est en train de naître.
Il ne faut pas pour autant aller dans l'excès inverse : «  Maintenant tu as douze ans, tu fais tout tout seul, on ne rentre plus dans ta chambre » . Non, certes, on aura sa chambre à soi mais on fera parfois traîner sa petite culotte en plein milieu du couloir...
Je suis également très frappé par cette extrême sensibilité qu'ont les adolescents aux états psychiques des personnes qui les entourent, notamment de l'anxiété. On a des raisons d'être un peu surpris et il faut se laisser surprendre par les événements de l'adolescence de son enfant. Mais il ne faut pas que cela aboutisse à une sorte de désorganisation de la part de l'adulte comme, par exemple, ces pères ou ces beaux-pères qui, en l'espace de six mois, se transforment littéralement devant leur fille au point qu'ils finissent à l'extrême par les traiter de «  pute » .

Il faut toujours se demander où est la limite, même s'il est justifié de dire « non » parfois.

Oui, je crois que les adolescents ont surtout besoin que l'on soit là et prêts à « tenir » . On est tous passés par l'adolescence et il est étonnant que beaucoup de parents aient des difficultés à reconnaître qu'ils ont été adolescents, ce qui laisse à penser que ce n'est pas forcément une période très satisfaisante à vivre.

"J'aimerais savoir si une jeune qui a été victime de violences sexuelles dès l'âge de huit ans acquiert une maturité biologique beaucoup plus rapidement ? Y a-t-il des statistiques établies là-dessus ? Est-ce que ça peut entraîner un désir d'avoir une activité sexuelle ?"

Patrick Alvin
La chose sexuelle est totalitaire. Des mythes circulent qui sont d'une force inouïe sur ce genre de relation de cause à effet. On imagine cet espèce d'agresseur inséminateur qui aurait la puissance d'activer, chez une petite fille, un processus qui la rendrait sexuellement mature ! C'est fou, mais c'est un mythe très commun qu'un certain nombre de pères incestueux reprennent d'ailleurs à leur compte : ils ne faisaient que « former » leur fille...

Des mythes un peu du même ordre font que plus on a le teint foncé et les fesses rebondies, plus on est mature sexuellement tôt. Nul besoin de développer l'implicite de telles sottises ...

Il est totalement erroné de parler de maturité sexuelle en confondant sexualité et puberté. En revanche, je peux vous dire ce qui peut faire maturer très vite et trop tôt un enfant. Si des parents vont dans un pays du Tiers-Monde où les gosses n'ont rien à manger, y adoptent un enfant de six ans malnutri, le ramènent et le gavent de ce dont il a manqué, cette espèce de surchauffe énergétique risque de déclencher une poussée de croissance, une puberté précoce, et au final une petite taille... Il faut faire très attention.

Votre question me fait aussi penser au cas d'un garçon qui venait de se faire sodomiser par un inconnu et que j'ai reçu le lendemain en consultation. Il était fort troublé et avait eu très peur de mourir. J'ai donc fait venir le père, qui m'a semblé très gêné. Cette gêne ne venait pas du fait que son fils ait pu éprouver un traumatisme grave ou avoir pu mourir. La crainte du père était que son fils ne devienne homosexuel.

Là encore c'est un mythe, un fantasme projeté. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas des mécanismes qui font que, très paradoxalement, des événements de ce genre marquent à un tel point l'enfant ou l'adolescent que celui-ci puisse se réexposer ensuite, par des mécanismes assez inconscients, à des choses qui y ressemblent.

J'ai vu des filles, victimes d'inceste, que l'on aurait pu croire sexuellement activées ou « matures » du fait de leur comportement mais qui, en fait, étaient complètement immatures sur le plan sexuel et se réexposaient à des mésaventures équivalentes. Se punissaient-elles ? Je pense qu'il y a quelque chose de l'ordre de la culpabilité introjectée dans ces comportements souvent mal compris et mal interprétés par l'entourage et souvent aussi les professionnels...

Michel Basquin
Je crois que la question est complexe.
Je ne crois pas que l'abus sexuel révèle à un enfant sa sexualité. Elle ne révèle pas une sexualité, elle vient entrer en résonance avec une expérience de la sexualité qui était une expérience très précoce, avec laquelle il a eu affaire, qui n'était évidemment pas la sexualité génitale mais qui était quand même sexualité sexuelle, par rapport au sexe, par rapport à la sortie de la situation oedipienne ayant fondé une dimension d'identité qui n'est pas désincarnée, elle est à base de zizi et d'absence de zizi.

Les projections de la part des adultes sont les moments les plus difficiles et les plus douloureux pour un enfant qui vient de subir des abus sexuels chroniques ou accidentels. Dans un certain nombre de situations, ça va être traité, quoi qu'en disent les adultes, avec leur propre projection sans que l'on ait entendu ce que l'enfant était en situation de dire. C'est grave parce qu'on pourrait dire que cette projection va jouer le rôle d'une réitération de l'abus sexuel. En d'autres termes

« Tu viens de subir quelque chose, tu en parles, mais je te dis ce que tu aurais dû éprouver.» C'est ce qui fait l'extraordinaire difficulté, l'extraordinaire complexité de l'approche de ces enfants qui ont incontestablement vécu des choses graves.

Dans l'histoire du père de ce jeune qui a été violé et qui a peur que son fils ne devienne homosexuel, comment ce père pouvait-il savoir que son fils pouvait devenir homosexuel comme ça ? C'était sa crainte, mais d'où venait-elle ? On est dans un domaine qui devient beaucoup plus complexe du fait des interactions parentales.