En 1997, la Fondation de France et l'École des parents et des éducateurs Ile-de-France ont organisé un cycle de conférences-débats : « Adolescences au présent ». Destinées aux parents et aux professionnels, ces rencontres ont eu un succès tel que le texte des interventions nous a été demandé par des personnes et organismes ayant ou non assisté à ces conférences.
La Fondation de France est particulièrement présente auprès des jeunes et mène un programme spécifique sur la santé des 13-25 ans. De son côté, l'École des parents et des éducateurs l’Ile-de-France organise auprès des jeunes et des professionnels de la famille, des consultations, des formations et des conférences.
Martine Gruère, directrice de l'École des parents et des éducateurs Ile-de-France, présente le thème.Ce thème est lié à l’expérience que nous avons à I'École des parents avec « Fil Santé Jeunes », et à une triple interrogation: d'une part le constat que nous faisons tous d'une évolution progressive mais forte dans nos sociétés vers l'évitement des corps en présence (le téléphone, la télévision, internet, le télétravail), d'un mouvement vers le « rester chez soi » et enfin de l'évitement de la rencontre considérée comme dangereuse.
« Fil Santé Jeunes » s'inscrit dans ce mouvement de société (rencontres téléphoniques) et je pense que c'est la raison de son succès auprès des jeunes qui sont, bien plus que les adultes, familiarisés avec l’emploi du téléphone. Dans ce cadre-là nous avons la mission d'orienter les jeunes vers des adultes présents physiquement. Nous pensons cette rencontre nécessaire car nous entendons beaucoup, chez les jeunes, ce besoin d'adultes. La deuxième raison pour laquelle nous avons souhaité traiter ce thème, c'est que lorsque les jeunes nous parlent, ils nous parlent de leur corps. C'est normal, à l'adolescence le corps change. Mais on s'est aperçu qu'ils ont assez souvent des inquiétudes extrêmement prégnantes sur leur corps et sur leur développement. Lorsqu'on leur demande s'ils ont vu un pédiatre ou un médecin scolaire, ils nous répondent que oui mais qu'ils ne leur ont pas parlé de ces problèmes. En fait, les jeunes sont de moins en moins examinés et on a envie de demander aux médecins s'ils ne ratent pas quelque chose d'important en ne faisant plus ce choix systématique de regarder le corps des jeunes, car ce que nous entendons au téléphone, ce sont des problèmes qui peuvent parfois être importants, parfois tout à fait bénins, mais dont l'adolescent fait un drame absolu. Ça l'empêche de mener sa vie ordinaire parce qu'il n'y a pas d'adultes pour minimiser son mal.
Nous sommes tous témoins, actuellement, de ces campagnes et de ces mobilisations contre la maltraitance ou la pédophilie mais il est clair qu'elles favorisent la réaction: « Attention, il ne faut pas toucher au corps ». Des infirmières d'écoles nous disent ne plus oser toucher les bébés... J'ai aussi entendu une animatrice de classe verte de maternelle dire qu'il lui avait été interdit d'aller dans la douche avec les petits... I1 y a, en ce moment, un mouvement qu'il faut peut- être rééquilibrer.
Le Docteur Yves Jacquet est pédiatre, responsable de l'Unité d'adolescents de l'hôpital de Cholet. Il a participé à l'élaboration de deux ouvrages, l'un réalisé avec la Fondation de France, sous la direction de Philippe Jeammet Adolescences, chez Syros, et un autre ouvrage qui est le compte rendu d'une journée a laquelle nous avions participé Adolescents, adolescentes : du souci au soin, édité chez Bayard. Il a participé à la rédaction de l'ouvrage L’adolescent, publié en 1995 par la Fondation de France à la suite du congrès de Nantes consacré à ce thème dont il fut l'un des coorganisateurs.
Tony Anatrella est psychanalyste, spécialiste en psychiatrie sociale. Je vous cite trois de ses nombreux ouvrages, édités au Cerf : Entre adultes et adolescents, Adolescents au fil des jours, puis Interminable adolescence.
La présence corporelle est toujours un espace d'étonnement et de découvertes. Le corps est, en effet, la base de notre participation à la vie. Il est le lieu de référence à la douleur et au plaisir. I1 peut être nié, refusé ou valorisé dans une importance qu'il n'a pas. La présence corporelle des adultes et des adolescents sert de révélateur. Le corps de l'adulte peut être recherché et craint. Le corps de l'adolescent intrigue et fascine ; il renvoie chacun à l'expérience pubertaire si décisive pour sa représentation corporelle.
Nous savons, faut-il le rappeler, que le déclenchement de la puberté entraîne de nombreux changements dans la physiologie et la psychologie du garçon et de la fille qui vont modifier l'image de soi et la relation avec l'environnement. En effet le pubertaire éprouve souvent un sentiment d'étrangeté qu'il va, en partie, exprimer à travers et sur son corps. I1 évolue sous le regard d'autrui et dans une proximité corporelle qu'il recherche et redoute à la fois. L'expérience pubertaire est donc centrée sur le corps, comme espace de relation avec soi, comme lieu de relation aux autres mais aussi comme médiateur entre le Moi et autrui.
Ce vécu corporel pubertaire, pour le moins troublant et parfois morbide, peut se remanier dès l'entrée dans l'adolescence au cours de laquelle se posent principalement des problèmes d'identité, puis lors de la post-adolescence où l'individu sera davantage confronté aux réaménagements de son self. Mais ce sentiment d'étrangeté corporelle peut durer sans que le sujet ne parvienne à le traiter. Ce sentiment se retrouve d’ailleurs aussi bien chez des jeunes, chez des adultes, que dans la société et les représentations du corps à la mode. C'est ce que je vous propose d'examiner autour des thèmes de la peur corporelle, du rejet de son corps et du travail d'acceptation de son corps sexué en interaction avec le regard d'autrui et en interaction avec le corps de l'adulte.
Je voudrais rassembler quelques observations qui vont nous permettre de comprendre comment se présente actuellement le vécu corporel chez des adolescents qui sont, a la fois déterminés par leurs transformations, mais aussi conditionnés par les images corporelles qui circulent dans les représentations sociales.
Les adolescents sont souvent inquiets par rapport à leur corps et leurs plaintes s'expriment à travers des phobies corporelles et la phobie du regard des autres. Certains garçons se trouvent trop maigres, pas assez musclés, s'inquiètent de leurs odeurs, de la taille et de la forme de leur sexe. Ils se sentent dépossédés et craignent d'être débordés par des manifestations qu'ils ne parviennent pas à contrôler alors qu'ils sont avec les autres : érection spontanée, rougissements, peur d'être découverts dans leurs intentions.
Les filles supportent très mal toutes les allusions et toutes les plaisanteries à propos de leurs transformations corporelles à commencer par leurs seins. Parfois elles cherchent à les masquer pendant que d'autres, au contraire, adoptent des attitudes provocantes. Elles découvrent que le corps est perçu comme une réalité attrayante mais dans l'ambivalence de plaire et la peur d'être vues. Certaines s'inquiètent d'être trop « plates », d'autres d'avoir une poitrine encombrante pendant que d'autres encore se trouvent trop fortes et veulent maigrir à tout prix. Elles peuvent aussi adopter des attitudes de garçon qui traduisent souvent leur difficulté à accepter leur féminité. Elles s'habillent et parlent comme eux, au nom de ce que Hélène Deutsch a appelé « la protestation virile de la fille ».
I1 est fréquent que des adolescents vivent parfois mal leur corps et qu'ils dramatisent des sensations ou des aspects corporels qu'ils ne savent pas interpréter. Ils sont dans une certaine ignorance de leur corps qu'ils croyaient pourtant connaître grâce aux cours de biologie, voire à travers ce que les autres de leur âge peuvent leur dire. Ils se heurtent à la différence entre un savoir intellectuel, qu'ils peuvent acquérir ici ou là, et leur vécu corporel. Ils reçoivent des informations sur le corps et sur la sexualité, mais ils les entendent par rapport à l'image qu'ils ont de leur corps et en fonction de laquelle ils peuvent plus ou moins les intégrer : elles sont rarement intériorisées et encore moins hiérarchisées pour signifier leur vécu.
J'ai reçu récemment une jeune étudiante de vingt-deux ans. Elle n'a jusqu'a présent vécu que quelques aventures sentimentales, sans grands engagements de sa part. Elle est très avenante, active et socialement bien insérée. Elle parle facilement de ses relations mais lorsqu'il s'agit d'évoquer son vécu corporel, elle ne le supporte pas. Elle n'a jamais accepté d'examen médical complet. Sa mère lui a conseillé de consulter un gynécologue mais elle s'y refuse car elle ne veut pas être touchée. Elle manifeste en fait une méconnaissance de son propre corps. Elle ne sait même pas situer ses organes sexuels. Récemment elle a dormi avec son ami. I1s étaient, l’un comme l'autre, en pyjama. Après une affectueuse étreinte, elle a paniqué à l'idée d'être enceinte parce qu'une partie du caleçon de son ami était mouillée. Bien que portant elle-même une chemise de nuit et une culotte, elle fut angoissée à l'idée d'être enceinte. Elle se demandait si les spermatozoïdes ne pouvaient pas traverser ses vêtements et entrer à l'intérieur de son corps.
D'autre part, des jeunes ont peur de leur nudité face aux adultes, que ce soit dans le domaine sportif, éducatif ou médical. Souvent certains redoutent même de se trouver nus au milieu des autres comme à l'occasion de la visite médicale des trois jours pour le service national. Dans le cadre de consultations psychothérapiques, il arrive parfois que des jeunes, entre vingt-cinq et trente ans, parlent de leur corps en évoquant des craintes et des questions qu'ils se posent au sujet de leur sexe. Sans toujours très bien savoir ce qui se passe, ils parviennent néanmoins à décrire ce qui se révèle être, par exemple, un phimosis. I1s n'en ont jamais parlé et disent n'avoir jamais été vraiment examinés. La plupart d'entre eux ont pourtant reçu des informations sur la sexualité humaine dans le cadre scolaire ou familial. Mais les cours de biologie, qui sont évidemment nécessaires, font l'impasse sur la dimension irrationnelle de la sexualité. De plus, toutes les considérations au sujet de la contraception, de l'avortement et du sida deviennent prioritaires au risque de définir la sexualité en fonction de toutes ces réalités accidentelles qui évitent de s'interroger sur le corps et ses représentations et sur la sexualité elle-même, en particulier au sujet de l'identité sexuée et de la jouissance.
L'adolescent a, tout à la fois, besoin de se différencier de l'adulte et de savoir qu'il est présent. II peut rechercher la proximité avec l'adulte mais aussi être gêné par le fait d'être vu par lui dans son intimité, comme il peut avoir recours à l'adulte pour être rassuré par rapport à son propre corps. Cette relation va très souvent l'inquiéter, dans la mesure où se réactive la problématique oedipienne entendue ici comme risque de séduction et d'intrusion dans l'espace de chacun.
Je prendrai l'exemple d'un garçon de dix-sept ans qui ne supporte pas la nudité de son père, le matin dans la salle de bains. Lui préfère garder le bas de son pyjama et se demande ce que son père cherche à faire en s'exhibant ainsi. « Est-ce de la provocation parce qu'il est physiquement plus fort que moi ? Est-il homosexuel ? Ou bien veut-il m’obliger aussi à me montrer ? »
Des filles s'inquiètent également de ne pas être suffisamment développées. Elles ont l'impression que leur corps ne ressemble à rien. Leur corps n'a pas le sexe du père ni la poitrine de la mère. Elles vont donc sexualiser l'ensemble de leur corps en ayant tendance à l'exhiber à travers des vêtements, des coiffures et des colifichets, pour s'affirmer et surseoir à leur insécurité corporelle. Dans ce contexte, les garçons comme les filles vivent des épisodes de sentiments de honte à l'égard de leur corps, même si certains sont heureux et fiers de constater leurs transformations. Cependant il arrive que des adolescents cherchent à nier ces changements : ils restent troublés du regard que les autres peuvent porter sur eux. Ils éprouvent, avec plus ou moins d'intensité, ce sentiment de honte qui les incite à se mettre en retrait surtout vis-à-vis des adultes. Ils vivent des sensations et des sentiments relativement inédits par rapport à leur corps d'enfant. Ces sentiments, ces sensations, les confrontent à des désirs vis-à-vis desquels ils ne savent pas se situer et qu'ils craignent de voir apparaître dans leurs relations avec les adultes. Ces transformations sont vécues sur le fond d'une réactivation oedipienne, ce qui permet de comprendre leur sentiment de gêne.
Les adolescents cherchent à se comparer entre eux mais aussi avec les adultes en empruntant, par exemple, des vêtements au parent du même sexe.
Le vêtement de l'adulte sert ici d’étayage pour anticiper son devenir corporel. Mais d'autres adolescents vont tenter de réduire les reliefs trop apparents qui se manifestent sur leur corps. La fille va s'habiller de façon asexuée : jean et sweat-shirt, pull très large, ou bien en comprimant ses seins afin que l'on ne remarque pas ses formes féminines naissantes. Il pourra en être de même avec le garçon qui cherchera à masquer ses organes génitaux ou qui rasera ses premiers poils pubiens. Si ces attitudes manifestent le refus de l'identification sexuée, à la mère pour la fille, et au père pour le garçon, elles témoignent aussi d'une négation de la sexualité et la crainte d'être un objet de désir sexuel pour autrui.
Le fait d'être touché, examiné ou simplement l'objet d'un geste affectueux en hérisse quelques-uns qui se croient agressés. Ils saluent leurs parents et les adultes a distance, ce qui ne les empêche pas de réclamer parfois des câlins... Ils s’entourent également d'une seconde peau pour mieux se protéger, soit avec des vêtements uniformes aux standards de l'adolescence, soit en négligeant leur hygiène. La mode des jeans râpés, usés, déchirés, laisse entendre que le corps porte les stigmates de la souffrance et qu'il n'est pas facile d'intérioriser ce corps sexué. Enfin la mode des chaussures de sport ou des brodequins quasi militaires aux semelles compensées, portés en toutes saisons, souligne le besoin de se donner l'image d'un corps protégé et bardé ou fort qui, quoi qu'il arrive, tient sur ses pieds. Tous ces artifices ne font qu'exprimer le sentiment de fragilité à occuper un espace corporel incertain sans avoir les moyens de l'évaluer.
L'une des inquiétudes dominantes de la psychologie pubertaire est celle de l'anormalité corporelle. Les adolescents perdent leur corps d'enfant, blanc et lisse, pour un corps accompli et signe par la masculinité ou la féminité. Cette nouvelle sculpture corporelle leur fait perdre leurs points de repères, non seulement dans l'espace avec une autre dimension d'eux-mêmes, mais aussi avec l’apparition de nouvelles compétences. Ils posent souvent des questions étranges pour savoir, en fait, s'ils sont normaux, s'ils sont bien un homme ou une femme, s'ils pourront avoir des enfants. Ils expriment leurs craintes à travers des exemples dignes de la cour des miracles tellement ils vivent un écart, plus ou moins anxiogène, entre l'image de leur corps d'enfant et un corps en mutation dont ils n'ont pas encore de représentations précises. Représentations qu'ils vont d'ailleurs emprunter aux images qui circulent dans le discours social actuel, mais qui ne les aident pas puisqu'elles les enferment dans une image arrêtée du corps: celui d'un corps juvénile, plat et sans reliefs. Le journal féminin Marie-Claire, dans sa publication du mois de mai 1997 titrait : « Joli ventre -taille fine » comme un plaidoyer pour l'anorexie. La publicité et les magazines expriment une multitude d'images corporelles bien souvent contradictoires les unes avec les autres. Un homme rebelle aux contours flous, à l'image d'un pubère, côtoie les Boys Band, éphèbes au corps sain, sportif et musclé. Tout cela laisse entendre que le corps ne change pas, qu'il n’y a pas à grandir mais à s’installer dans un âge figé : celui de l'adolescence qui sert même de norme identificatoire aux adultes.
Cependant les adolescents redoutent la présence corporelle des adultes au moment où ils ont besoin de désolidariser leur corps de leurs parents. Ces derniers, pour les mettre soit-disant à l'aise, ne font parfois que renforcer la crainte de l’adolescent à travers diverses conduites. La plupart d’entre eux par exemple ne supportent plus de voir leurs parents nus ou même en sous-vêtements. Certains se plaignent des séjours passés avec leurs parents dans des camps de nudistes. Ils conservent du corps sexué des adultes une image tellement forte et envahissante qu’elle leur sert de référence inaccessible en leur laissant le sentiment qu’ils ne pourront jamais l’égaler: ce qui empêche parfois leur symbolisation corporelle. D'autres, parmi les garçons, sont heurtés parce que leur mère les oblige à se montrer nus afin qu'elle constate l'état de leur puberté, pendant que des pères plaisantent en société à propos de la poitrine de leur fille. Ces attitudes intrusives sont vécues dans une psychologie incestueuse, ce qui les rend insupportables.
En même temps nous ne pouvons pas faire l'impasse sur les nécessaires expressions corporelles entre l'adolescent et l'adulte, mais il faut aussi exercer une guidance et parfois un contrôle. Un adolescent de dix-neuf ans me racontait dernièrement l'envie qu'il avait parfois de prendre son père dans ses bras pendant quelques instants pour se sentir plus fort après. Il manifestait ainsi son besoin de nourrir sa masculinité à partir de son père, ce que d'autres peuvent rechercher à travers des substituts. Une jeune fille de 22 ans m'expliquait, quant à elle, la complicité qui existe entre elle et sa mère pour aller acheter ses vêtements. Elle est rassurée que sa mère soit fière de sa féminité et qu'il n'y ait pas de concurrence entre elles.
Il y a très souvent entre adolescents et adultes un évitement des corps. Une pudeur qui empêche l'échange et la relation. Une érotisation existe entre les uns et les autres ; elle peut être source d'inhibitions réciproques alors qu’elle doit être reconnue et située plutôt que niée.
Comment comprendre ce qui se passe ? Le jeune a besoin d’être reconnu et estimé dans son corps par l'adulte, et l’adulte, au contact du jeune, peut bien vieillir au moment où l’adolescent s’éveille et se conforte par rapport à lui. En effet, la pulsion sexuelle ne peut se développer qu’en interaction avec la sexualité parentale. C’est à partir de la vie sexuelle des parents que l’adolescent éveille la sienne. Il en vit les commencements là où celle des adultes se réaménage alors qu’ils auraient parfois tendance à vouloir se calquer sur l’état premier de la sexualité de l’adolescence. Il est fréquent que certains parents réduisent leurs pratiques sexuelles sous l’effet inhibant de l’éveil de leur enfant, pendant que d’autres vivent des aventures sexuelles ou développent des relations avec des gens plus jeunes qu’eux. Il faudrait également évoquer un autre effet inhibant sur l’expression sexuelle, aussi bien sur les adultes et sur les jeunes, lorsque les couples des uns et des autres cohabitent. Enfin, dans une autre perspective, nous constatons une certaine aisance corporelle chez des adolescents à se mouvoir sur des musiques à la mode, des activités sportives comme le roller ou le skate-board. Ils affichent une décontraction vestimentaire et une facilité à exprimer des gestes affectueux mais qui sont en décalage avec ce que nous venons d’évoquer à propos des craintes et des peurs corporelles, de ce qu’ils éprouvent, de leurs relations, de leurs désirs et des intentions des autres à leur égard plus ou moins bien interprétées. C'est alors qu’ils peuvent avoir tendance à se rabattre, comme nous allons le voir, sur l’imaginaire avec une représentation de leur corps en dysharmonie avec le corps réel. Le risque est de les abandonner en ne les aidant pas à prendre réellement possession de leur corps et à le découvrir tel qu'il est.
La puberté représente une expérience singulière du corps. Elle précède l'entrée dans l'adolescence mais les problèmes qui se posent dans ce contexte peuvent empêcher d'accéder à la problématique de l'adolescence. La boulimie et l'anorexie, la toxicomanie, des inhibitions scolaires, des ambivalences relationnelles et sexuelles, des dépendances affectives dans les couples transitoires et des addictions sexuelles en sont des symptômes parmi d'autres.
Le pubertaire vit une tension parfois douloureuse entre son corps d'enfant qui disparaît et un corps sexué nouveau. Ce clivage est source d'inquiétude et peut s'exprimer à travers des conduites maniaques ou des attitudes passives. Le désordre de sa chambre et dans ses affaires est le signe que le pubère ne sait plus comment s'occuper de lui. À la fois il conserve en lui le corps infantile, objet des câlins et de la protection maternelle et paternelle, et en même temps apparaît un corps inédit qui lui paraît étrange et d'autant plus angoissant que ses parents ne peuvent plus intervenir dessus de la même façon pour satisfaire ses besoins. Il éprouve des sentiments de deuil dans ce changement, deuil de l'enfance et des modes de gratification liés à cet état pour en trouver d'autres. Il pleure facilement, parfois sans motif objectif ou de façon disproportionnée par rapport aux événements. C'est dire l’extrême fragilité dans laquelle il se trouve et qui peut le conduire à avoir des pensées suicidaires. Dans ce cas il se trompe d’objet : au lieu de renoncer à son enfance, il risque de se prendre lui-même comme objet de renoncement.
La puberté est donc marquée par l’inquiétante étrangeté du vécu corporel. Beaucoup de gens affirment que les jeunes d'aujourd'hui n’ont plus d'angoisses face à la sexualité. Radios et télévisions en parlent, et la presse magazine pour les jeunes ne cesse de publier des dossiers sur ces questions. Ils seraient donc plus informés de la chose sexuelle et plus libres que les générations précédentes. Or ces informations ne changent pas grand-chose au travail psychique auquel se trouve confronté le pubère pour faire face à l’énigme et à l’épreuve que représente l’acte sexuel. Penser que la sexualité est simplement une question de savoir (anatomique, pratiques sexuelles et imageries érotiques) n’aide pas, de ce seul fait, à répondre aux questions subjectives de sa propre vie sexuelle pour devenir un homme ou devenir une femme. Ce surcroît d’informations masque souvent des questions qu’on ne leur permet pas de se poser ou que l'on supprime à l'aide d’interprétations simplistes. La masturbation: pourquoi en parler puis que c'est normal ? L’homosexualité : c'est comme l’hétérosexualité. Toutes les pratiques sexuelles sont mises sur le même plan avec, entre autres, le sadomasochisme particulièrement à la mode.
Le pubère a une image éclatée de son corps qui dépend du régime inconscient des pulsions partielles. Au creux de sa personnalité le Moi va intensifier un travail de liaison de ses pulsions qui va inspirer la relation avec soi et la relation avec l'environnement. C’est par l’intermédiaire de cette tâche psychique qu’il va prendre possession de son nouvel espace corporel et le désolidariser de celui des ses parents. Pendant l’enfance il vit son corps en extension à celui de ses parents. À partir de la puberté il va progressivement réaliser que ce corps lui appartient et qu’il peut lui-même s’en occuper : se « paterner » et se materner. L’échec de ce processus est propice à la toxicomanie ; il l’est d’autant plus que, dans la société actuelle, le rejet du corps est codé par le recours à la drogue pour vivre avec un autre corps imaginaire qui, lui, n’existe pas. Il s’agit d’être « cool » ou « zen », c’est-à-dire ne rien ressentir pour être tranquille. Le besoin de s’évader dans un « ailleurs » est une façon de perdre le contact avec soi-même plutôt que d’apprendre à occuper son espace interne. J'ai eu l’occasion de faire l’hypothèse dans mon livre, Le sexe oublié (Éditions Flammarion), que derrière de nombreuses manifestations corporelles maniaques se révèle un certain refus du corps, voire une haine, comme en témoigne la toxicomanie. Selon la formule d'une publicité d'eau minérale : « Il faut l'éliminer ».
L'environnement actuel ne favorise pas ce travail psychique lors de la puberté puisque tout est fait pour se maintenir dans un corps arrêté à la puberté : si le corps ne vieillit pas, il est donc inutile de s'inscrire dans une histoire. La problématique du « corps réel, corps imaginaire » se retrouve au creux de la culture actuelle, mais avec une prédilection pour le corps imaginaire, un corps inaccessible dans lequel s’enferme l’anorexique au risque d’en mourir. Répétons-le, paradoxalement le corps est d'autant plus exalté dans le discours social qu’il est nié par bien des aspects.
Nous vivons, en partie, avec un corps virtuel mais aussi avec une sexualité et un érotisme également virtuels. Le voyeurisme pornographique nous fait participer à l’expression sexuelle des autres sans avoir à la vivre soi-même. Il nous renvoie à la scène primitive, c'est-à-dire, pour une part, à la curiosité sexuelle de l’enfant dirigée sur ses parents et qui ne peut pas être satisfaite. Ceux qui se nourrissent de ce voyeurisme pornographique nous font souvent part du climat morbide et délétère dans lequel ils se trouvent après-coup. Mais revenons à ce corps virtuel et aux divers aspects qu’il peut prendre.
Nous l’avons déjà évoqué, de nombreuses adolescentes n'acceptent pas leur corps. Elles essayent toute sorte de régimes pour maigrir ou demandent à la chirurgie plastique d'intervenir sur leur corps ( 40% des consultations a ce sujet proviennent de jeunes). Pour ces jeunes filles, à l'image des top models il faut apparaître plat, sans relief et blanc. Les magazines féminins sont pleins de ces clichés d'une femme adulte type alors que nous savons bien que les mannequins, maquillés et fardés, censés les représenter, ont entre quinze et vingt ans ! Le corps ainsi travesti montre quelle épreuve représente l'acceptation de son corps réel et l'intériorisation de son identité sexuée. Dans nos pratiques actuelles nous retrouvons la difficulté de prendre possession de son corps et d'en vivre sa symbolique comme médiateur social. Il est plus l'objet d'une identification tribale que l’expression de sa personne.
Les danses actuelles, comme le rap et les danses techno des raves-parties, sont inspirées des rythmes mécaniques qui allient le conditionnement des machines de la société industrielle et les inscriptions corporelles des sociétés tribales. L’image du corps est ainsi une extension de la machine électronique, le corps appartenant plus au groupe qu’à l’individu. L’importance du vêtement uniforme : jeans larges, baskets, sweat-shirt et casquette, en est la traduction. Le besoin d’être dans des relations fusionnelles, à partir de ces danses et du rituel qui les accompagne, permet de se mêler aux autres sans être quelqu’un, dans la confusion des espaces psychiques et corporels. « On est bien ensemble, on ne pense plus a rien, nous formons tous un tout et il n’y a plus de limites entre nous », me disait un jeune de vingt ans pour décrire ce qu'il éprouvait lors de ces soirées.
L'individu manifeste ainsi sa difficulté à prendre possession de son corps sexué. Une opération psychique qui semble plus complexe à certains qui tentent de le faire à travers le tatouage ou le piercing ( c'est-à-dire se percer des endroits du corps pour y fixer des bijoux) afin de marquer et de baliser leur espace corporel pour être certain d’être soi-même. La psychologie du scarifiage corporel domine donc quelque peu les représentations juvéniles, surtout dans une période où les images d’un corps morcelé circulent dans le champ social. Ces images primaires ne favorisent pas l’accès à la psychologie génitale qui permet, justement, d'avoir une vision globale de soi et de l'autre et de travailler sa relation à l'autre en termes de différenciation et non plus en termes de fusion pour être soutenu. Dans l’absence de repères corporels chaque individu invente les siens en marquant son corps de façon magique, ce qu’il croit être une victoire sur ses angoisses sexuelles : être sans limites et trop exposé aux autres. On cherche simplement à se reconnaître dans une tribu où le corps est vécu par délégation et sans avoir à devenir soi-même.
La plupart de ces représentations accréditent la thèse du corps imaginaire qui prend le pas sur le corps réel. Le corps réel est ainsi délaissé et méconnu dans sa réalité. Il n’est plus la personne mais un simple instrument que l’on peut manipuler à volonté et sans conséquences. C’est le corps mécanique que l’on retrouve dans une certaine musique contemporaine mais également dans les films de Luc Besson. Le corps est fui comme dans le film Le Grand Bleu : le corps sexué devient intolérable.
La société industrielle privilégie le corps à la parole et à la relation. Le top model, c'est-à-dire le corps sans parole, a remplacé le maître à penser par le « maître étalon » du corps juvénile. Il s'agit d’éprouver et de ressentir sur commande et de façon plus ou moins programmable, selon le rythme des médias ou des stimulants. À partir du moment où nous ne savons pas occuper notre espace intérieur, nous devrions utiliser des rythmes et des produits pour compenser ce manque à être, comme dans les sociétés tribales où le corps appartient au groupe et n’est pas la personne. C'est sans doute ce qui explique, pour une part, les conduites de toxicomanie dans une société ou l’on retrouve l’opposition archaïque du corps et de l’esprit.
Le discours instrumental est donc celui qui est à l’image de la société industrielle où le corps est instrumentalisé et, paradoxalement, désexualisé et désubjectivisé. Il faut savoir l’utiliser de façon efficace et ce qui n’est pas efficace n'est pas bon. La référence, ou la norme, est d'abord de l'ordre de l’efficacité fonctionnelle et non pas de l’ordre de la signification.
Le corps vécu comme une simple mécanique ne doit poser aucun problème, il suffit de savoir comment il fonctionne pour être tranquille. La sexualité va ainsi se définir dans ce cadre, en termes sanitaires et hygiéniques, en évacuant toute dimension psychologique, subjective et évidemment morale. Cette vision mécaniste de la sexualité, accentuée par les campagnes de prévention contre le sida, crée les conditions objectives qui rendent flous les interdits sexuels. Au nom de cette conception corporelle, tout est possible et sans risques du moment que l’on se protége.
Le pubertaire perd le sens de ses limites corporelles, s’éprouve de façon indifférenciée, et a tendance à se rabattre sur le versant de l’infantile en étant soumis au régime des pulsions partielles. Il « s’éclate », comme il aime à le dire, c’est-à-dire qu’il perd son unité intérieure et se vit à travers des morceaux de corps qui sont, en fonction des circonstances, valorisés pour eux-mêmes. Si Michael Jackson a un relatif succès auprès d’eux, c'est bien parce qu’il exprime ce qu’ils vivent à travers leur mutation corporelle où tout pourrait advenir sur soi dans les plus grandes frayeurs. Le chanteur lui-même entretient une certaine confusion dans son existence. Il passe en effet son temps à nier son propre corps pour travailler à le maintenir dans un âge arrêté à la frontière de l’enfance et de la puberté. Ce corps redessiné en permanence, comme on fabrique les personnages du monde enchanteur de Walt Disney, est la négation même des tâches psychiques de la puberté qui consistent à prendre possession de son corps. Michael Jackson est d’ailleurs toujours accompagné par un enfant qui représente sa norme corporelle, alors que lui-même approche de la quarantaine.
Il cultive un indéterminisme sexuel que l’on retrouve, aussi bien dans le discours actuel des enfants dans les écoles primaires, que chez des pubères ou des adolescents (Il suffit de penser au dernier film « Ma vie en rose » qui est l'histoire d’un enfant qui veut s’habiller en fille au grand désarroi de ses parents). Ils évoquent et jouent avec la bisexualité psychique qui est essentiellement de l’ordre de l’imaginaire et n’exprime pas, comme on le croit parfois, le fait de posséder les deux sexes a la fois.
L’ambivalence sexuelle est une expérience classique de la puberté et de l’adolescence au moment où se réaménagent les images parentales à partir de la réactualisation du complexe d’Oedipe : dans sa forme positive (élection hétérosexuée du parent de l’autre sexe,) et dans sa forme négative ( élection homosexuée du parent du même sexe). Mais le discours social vient renforcer ce complexe pubertaire quand il témoigne d’une relative confusion de la différence des sexes dans la société. Il ne permet pas toujours aux jeunes de trouver des matériaux symboliques pour traiter cette tâche. Ils ont alors tendance à demeurer dans l’ambiguïté et, parfois, dans l’anxiété de ne pas savoir se situer.
Le syndrome du mutant Jackson leur offre un modèle qui entretient l’euphorie de l’abolition des frontières psychiques, mais aussi le fantasme du sexe unique qui résiste à l’acceptation de la différence des sexes et de la découverte de la réalité.
Ces différents modèles corporels témoignent d’une absence corporelle des adultes qui enferme les adolescents dans leur corps transitoire.
En conclusion, nous sommes dans une relative confusion des espaces corporels lorsque se mêlent l’intimité de l'adulte et celle de l'adolescent. De ce fait une certaine crainte et de fausses interprétations risquent de s’installer. Ce climat incestueux qui consiste à s’immiscer en voyeur dans la vie de l’adolescent ne lui permet pas de prendre possession de son espace corporel et, éventuellement, de solliciter l’aide de l’adulte quand il en aura besoin.
L’adolescent veut à la fois se différencier de l’adulte tout en souhaitant qu’il soit présent. Si l’adulte s’identifie au corps juvénile et ne joue pas son rôle phallique de séparation et de mise à distance qui favorise l’individuation et le développement, l'adolescent se trouve enfermé dans un univers qui n'a pas de perspective. Il préfère le corps imaginaire au lieu d'accepter et de reconnaître son corps réel qui prend forme dans l'histoire et vieillit.
Enfin il convient d'apprendre à l'adolescent à savoir communiquer avec soi et d'identifier, à travers son corps, ses émotions pour se contrôler et se mettre en oeuvre. L’appropriation et l'intériorisation de son corps sexué est une des tâches psychiques réactivées lors de la puberté, un corps qui inquiète l'adolescent et peut fasciner l'adulte. Le besoin de se maintenir dans l'état premier du corps pubertaire, ou de le rechercher de façon nostalgique, complique la relation entre adultes et adolescents. La reconnaissance de la différence des générations et des places de chacun permet au contraire une interaction favorable à la rencontre des uns et des autres. Les récentes affaires de pédophilie ne doivent pas faire oublier que la proximité des corps devient aussi possible et viable par le toucher, pour se ressentir, s'identifier, être reconnu et s'enrichir de la présence réciproque des adultes et des adolescents.
Dans la ligné de ce qui vient d'être dit, je souhaiterais vous donner le point de vue du somaticien.
Le corps, chez l'adolescent, est bien sur ce par quoi le changement advient. C'est un corps en pleine transformation qui vit l'expérience de la sexualisation sous tous ses aspects. Une métamorphose d'une grande ampleur et d'une grande complexité lui est imposée, lui conférant une nouvelle morphologie source pour lui de questionnements multiples, alors que sur le plan psychologique se met en route un processus d'identification à la fois corporel et sexuel. Il n'est pas très simple, pour l'adolescent, de devenir un corps d'adulte et la puberté risque de tout remettre en cause. Lorsque nous parlons du corps nous ne sommes pas dans le cadre d'une relation virtuelle, nous évoquons le corps anatomique, les fonctions vitales, mais aussi le corps identitaire qui fait que nous nous reconnaissons et que nous sommes reconnus. Nous vivons dans un monde d'apparence où l'image du corps a une grande importance. L'apparence peut véhiculer beaucoup d'artificiel, d'éphémère, de superficiel, mais elle permet de se situer par rapport aux autres et à soi-même.
« Adolescents et adultes, des corps en présence » suscite des réactions diverses. Tout rapproché relationnel excessif risque de rendre intolérable à l'adolescent ce dont il a besoin. Les adultes doivent proposer un cadre assez précis pour éviter que l'adolescent ne se perde et, en même temps, lui permettre une ouverture assez large pour qu'il puisse se différencier. Il y a, bien sûr, une grande attente des adolescents par rapport aux adultes, mais les adultes peuvent-ils nous dire ce qu'ils attendent des adolescents ?
Cette coexistence se fera en général de façon relativement paisible, il y aura parfois des relations tumultueuses assez naturelles mais, malheureusement, dans certains cas ces relations seront source de conflits, de ruptures et même de rejets. Nous ne pouvons évidemment envisager tous les aspects de ce problème et, en tant que somaticien et clinicien, je voudrais vous proposer un certain nombre de réflexions.
L'apparition des signes pubertaires -chez le garçon l'augmentation du volume testiculaire et l'apparition des premiers poils pubiens, chez la fille l'apparition du premier bourgeon mammaire et des premiers poils pubiens -déterminent par définition, sur le plan physiologique, l'entrée dans l'adolescence.
Cela survient, chez les garçons entre neuf et quatorze ans, et chez les filles entre huit ans et demi et treize ans. Cela s’accompagne d'une poussée de croissance importante qui est d'ailleurs un peu décalée chez le garçon par rapport à la fille. L’apparition des signes pubertaires et la poussée de croissance constituent d'amblée ce qu'il y a de plus visible dans le processus de transformation et de métamorphose de l'adolescent. Ses repères sont bouleversés. Cette nouvelle morphologie lui est imposée, il ne l'a pas choisie. Cette expérience pubertaire est en général paisible. Pour certains, c’est une aventure et pour d’autres un véritable traumatisme. Elle est limitée clans le temps, ne débute pas au même moment pour tous, s’étend de façon différenciée selon chacun, mais les éléments observables sont rigoureusement stéréotypes pour les deux sexes. Cependant, l’augmentation de la masse musculaire, la répartition de la masse graisseuse et le développement du squelette vont modeler de façon différente la silhouette chez le garçon ou chez la fille.
Les jeunes filles ressentent leur corps différemment que les garçons et ont plus facilement des plaintes somatiques. Par ailleurs l’apparition des règles va rythmer leur vie et favoriser un rapport plus viscéral avec le corps. Chez les garçons, en revanche, le corps est davantage vécu comme un rapport de force avec la nature, un peu comme s’ils se prouvaient en s'éprouvant dans un certain nombre d'actes. Cela est un premier signe du différentiel garçon-fille dont je vous donnerai quelques illustrations.
Il y a donc une valence différentielle des sexes qui est inscrite dans le corps et qui en est une donnée naturelle. Ce différentiel doit être pris en compte lorsque l’on parle du corps chez l'adolescent.
Masculin, féminin, le corps change clans son aspect, dans ses dimensions, dans ses reliefs et dans ses frontières. Cela est, chez l'adolescent, source de questionnements multiples: il devient méconnaissable à lui-même, étranger aux autres, et il se pose des questions sur son éventuelle normalité. Cette transformation physique l’inquiète, cette croissance soudaine le rend fier mais le gêne et l’étonne. La modification de sa fonction génitale le préoccupe: il se regarde, se compare mais ne s'admire pas, il a besoin qu'on lui dise et redise qu'il est normal.
Pour nous, somaticiens, l’examen somatique, qui nécessite un certain savoir et un savoir-faire, revêt une grande importance. Il est capital dans la mesure où le somaticien se trouve dans une position particulière par rapport à tous les protagonistes qui s’occupent de l’adolescent : il peut voir, il peut écouter et il a un privilège que n’a personne d’autre, il peut toucher (avec toute cette dimension d'intrusion, voire d'intimité mais aussi de gestion d'un rapproche relationnel qu'il faut savoir doser). En effet, écouter un cœur, évaluer un développement pubertaire, n’est pas un acte banal pour un adolescent et cela va permettre d’introduire une médiation entre l’adolescent et son corps et créer une relation thérapeutique différente : percevoir les signes du corps, évaluer les besoins, se faire du souci et éventuellement envisager des soins.
À cette métamorphose du corps correspond une nouvelle sensorialité : de nouvelles possibilités émotionnelles, relationnelles, psychologiques, affectives et sexuelles. En un mot, de nouvelles potentialités pour le jeune.
Une large place est faite chez l’adolescent à l'éprouvé sensoriel. Il concerne ses repères gustatifs, la perception de certaines odeurs, les sensations tactiles, la sensibilité aux stimuli sonores et visuels. Cette composante sensorielle n'est pas uniquement liée à un phénomène de mode, de bande, ou à une sous-culture, elle est inscrite dans le corps de l’adolescent et elle participe à l’épanouissement de ses sens, à un certain culte du bien-être, à la recherche du plaisir, voire a la recherche d'expériences sensorielles intenses. Cette sensorialité explique certains comportements, certaines conduites sociales et certains choix apparents qui vont interférer sur la façon de s’habiller (choix de tels tissus, de telles couleurs et de tels parfums, de telles modes vestimentaires qui les différencient des adultes...).
Le processus de sexualisation permet au corps de ressentir différemment les émotions. La période de l'adolescence est particulière et c'est un véritable bain émotionnel pour le jeune. Les attitudes émotionnelles sont potentiellement différentes chez les garçons et chez les filles. Les filles ont une plus grande capacité à exprimer leurs émotions à travers leur corps alors que les garçons les expriment insuffisamment, les agissant au lieu de les dire. Tous ces processus marquent une rupture avec l’enfance et le deuil d'un certain nombre d’investissements oedipiens. L’adolescent s'engage dans une nouvelle relation avec son corps, avec sa sexualité et avec son environnement. En quelques mois, il vit une transformation profonde de l’image de son corps sur le plan statique, dynamique et interactif.
Sur le plan statique, les modifications morphologiques impliquent la confrontation à des réalités anatomiques. Il peut y avoir une différence entre les réalités anatomiques et le vécu, entre le corps lui-même et son image: « Je me trouve trop gros, trop petit, je fais un régime alimentaire pour maigrir...». Nous vivons dans un monde d’apparence et d’idéal de minceur où les formes ont leur importance, mais je ne suis pas persuadé que les rondeurs soient négligées dans notre société, regardez la forme des appareils photos, des voitures, des télévisions, et éventuellement la morphologie de certains top models: les rondeurs ne sont pas oubliées.
L’adolescent s’interroge sur l’aspect purement visuel de son corps, qu’il regarde ou refuse de regarder, mais aussi sur toutes les sensations cognitives, affectives et émotionnelles qu’il éprouve: se connaître, se reconnaître, se comparer et s’estimer. Des interrogations anxieuses concernent surtout sa normalité. Le miroir est un complice, les adolescents se regardent souvent pour ajuster, refaire ou changer de coiffure. L’adolescent éprouve une relation particulière au savon et à l’ordre : il peut soigner son look, gominer sa coiffure, se maquiller et ne pas éprouver le besoin d'une douche hebdomadaire ou d’un shampooing mensuel.
La jeune fille est préoccupée par son poids, son développement mammaire, la qualité de sa peau, par le galbe de ses cuisses ou la survenue intempestive d’une pilosité excessive. Ce sont toujours ces mêmes thèmes qui sont évoqués en consultation.
Le garçon est davantage préoccupé par sa taille, son développement musculaire et par le développement de sa verge.
Sur le plan dynamique, il existe, chez l’adolescent, des altérations des repères spatiaux causées par la poussée de croissance. Ce sujet est étudié mais nécessite d’être encore approfondi. Cela explique un certain nombre de maladresses constatées chez l’adolescent: certains accidents, le recul de certaines performances sportives (on est moins bon au basket) ou le désinvestissement des activités anciennes (on arrête le piano...). En réalité l’adolescent n’est plus à l’aise dans ses repères spatiaux. Sur le plan dynamique, il occupe l’espace différemment qu’il ne le faisait auparavant, ce qui est nettement ressenti par les adultes et les parents: il monopolise les chaînes de télévision, il accapare le canapé, se vautre dessus. Alors que l’enfant a ses objets à lui, l’adolescent accapare des objets qui appartenaient antérieurement aux adultes (le fauteuil, les bijoux de la mère, la chemise du père...). En un mot il occupe davantage de place par son comportement et par sa taille. L’adolescent va peu à peu prendre conscience de la fonction sociale de son corps, ce qui va l’inciter à des attitudes contrastées par rapport à l'adulte: séduction, provocation ou rejet. Le corps devient à la fois un objet de socialisation mais également un moyen de socialisation. La façon de se coiffer, de s’habiller, de se maquiller ou de se laver sera un élément important de la vie sociale. Ce corps sexué peut permettre à l’adolescent de réaliser un certain nombre de désirs. C'est le lieu de prédilection de ses conflits mais également un lieu d'expression de ses identifications et de ses comportements. Ce corps peut être à la fois celui du déni ou de la soumission, de la maîtrise ou de la transgression, du rejet ou de la séduction, du sublime ou des extrêmes, du plaisir ou de la souffrance, dans un contexte éducatif, culturel et religieux particulier à chacun.
Comment, à travers ces corps en présence, les adolescents et les adultes pourraient-ils mieux se comprendre et mieux communiquer: quelles sont les attentes réciproques ?
Le langage des adolescents serait-il si ésotérique pour que le monde des adultes ait autant de difficulté à le percevoir ? Devant une relation au corps faite à la fois d’évidence et de flou, de zones d'ombre et de plages de luminosité, le pire pour les adultes serait l’aveuglement.
Comme Icare dans le mythe de Thésée, l’adolescent a envie de voler de ses propres ailes. Par-delà les limites, c’est peut-être une leçon qu'adolescents et adultes doivent retenir pour vivre ensemble dans les méandres et les dédales de l’existence. Il n’est pas facile pour l’adulte de comprendre l’adolescent avec ses émotions, ses pulsions, ses hésitations, ses tensions et ses maladresses au-delà des faux-semblants, des illusions et des contradictions apparentes. Le langage du corps est pour l’adolescent un véritable révélateur, voire un amplificateur de ses difficultés. S’il n'a pas la possibilité de mettre en mots ses difficultés et de les exprimer, il obligera l'adulte à écouter des silences, comprendre des comportements ou entendre des plaintes le plus souvent d’ordre corporel en particulier chez la jeune fille, alors que le garçon les exprimera davantage à travers des actes.
Ce langage du corps doit donc être décodé pour bien analyser le sens des signes : apprécier la tonalité d'une voix, le détail d'un geste, l’extravagance d’un accoutrement ou la négligence d’une tenue, sans déposséder l’adolescent d’un droit à la différence. Le corps est ce qu’il maîtrise le moins, c’est un objet de honte autant que de fierté. Le corps est un objet sexualisé et, dans le domaine de la sexualité, il n’est pas facile pour l’adolescent de se situer face aux modèles des représentations et des comportements sexuels en vogue fabriqués par notre société.
Cette société qui pendant longtemps taisait le corps et jugeait incongru le fait d’en parler, serait-elle en train de devenir une société impudique et exhibitionniste ?
Le modèle d’une sexualité tous azimuts pour le jeune serait irresponsable de la part des adultes. Le corps est un objet de plaisir mais aussi un objet d’interdits, d’inquiétude, de crainte, voire de sollicitude. Les adultes ont parfois du mal à comprendre et sont renvoyés à leur propre adolescence, ils sont de routes par un certain nombre de comportements, par les accoutrements des jeunes, par l’impression d'une remise en cause de valeurs auxquelles ils étaient attachés, traversant eux-mêmes une période difficile de leur existence: la crise du milieu de la vie. Ils deviennent aussi davantage attentifs aux signes de l’âge, à l’apparition des cheveux blancs, à l’embonpoint, à la fatigue, aux rides. L’enfant pubère, par l'apparition de ses capacités à devenir à son tour géniteur, fait basculer l’adulte dans une autre génération. La jeunesse fait partie intégrante de notre société et tout le monde veut être jeune! On triche avec rage, on se colore les cheveux, on se remonte la face, on se remet à faire du patin à roulettes ou du tennis. La jeunesse serait-elle devenue un élixir ? Le sage serait-il celui qui a gardé l'esprit jeune, le cœur jeune et le corps jeune ?
Les adultes, face à des émotions rarement formulées, passent aussi par des réactions contradictoires. Ils sont fiers mais un peu impressionnés par la découverte de ce face-à-face. Ils se réjouissent de nouveaux pouvoirs mais s'en inquiètent, ils sont heureux de ce mouvement vers plus d’autonomie tout en éprouvant la nostalgie de voir s’éloigner leur enfant et se rapprocher le vieillissement. La communication entre générations ne se décrète pas. C’est un travail de longue haleine, cette relation se développe sur un terreau que l’on a préparé depuis des années à partir des éléments de la vie quotidienne.
Chez l’adolescent tout change: le corps, les sentiments, les pensées et jusqu’au regard des adultes. Une certaine réciprocité des regards s'instaure, ce qui correspond à une certaine réciprocité des attentes entre adolescents et adultes : regards complices ou indifférents, compréhensifs ou méfiants, réprobateurs ou tolérants. Mais que se cache-t-il derrière ces regards, ces silences, ces demi-mots, ces sourires, ces grimaces ? Le jeune doit assumer un certain nombre de ressemblances. Une mère me disait : « C'est le portrait de son grand-père (c'était le beau-père), cela ne m’enchante pas ». Une autre me disait en parlant de sa fille : « Elle est comme moi, elle a des règles douloureuses, il faut que vous lui donniez quelque chose ». Une autre, devant le poids excessif de son adolescente : « Je ne dis rien, à son âge j’étais pareille ». La semaine dernière, une jeune fille m’a dit : « Je suis faite comme ma mère qui n’a pas de belles jambes ».
Y aurait-il, dans cette démarche de filiation transgenerationnelle, une « généalogie » des formes ? Formes qui rivalisent, accents qui se chevauchent, voix qui n’appartiennent plus à un seul corps.
Quelle image avons-nous des adolescents ? Avons-nous demandé aux adolescents celle qu’ils ont de nous ? Pouvons-nous vivre ensemble, semblables et différents, adolescents et adultes ? Pouvons- nous montrer notre complémentarité à travers nos différences ? La présence physique des uns et des autres est parfois agréable. Des adolescents disent, à propos de leurs parents ou d'autres adultes, qu’ils ont du plaisir à être ensemble. Parfois, c’est plus difficile : les adultes ont du mal à supporter le bruit des jeunes, leur façon de s’habiller, l’odeur des cigarettes, l’odeur de certains parfums, l’odeur des tennis du fils qui rentre du sport... On peut aussi, en tant que parent, s’impatienter devant la salle de bain fermée à clef ou une chambre mal rangée.
Mais comment les adultes se comportent-ils ? Les adolescents peuvent avoir du mal à supporter les petites manies des adultes, leur façon de manger ou de s'habiller. Je voyais récemment un adolescent en conflit avec sa mère à propos d’un tee-shirt, il disait : « Maman s’habille un peu à l'ancienne ». Vivre ensemble, n’est-ce pas gérer des écarts et des différences sans renoncer à être soi-même, tout en faisant preuve d'un minimum de compréhension, d’empathie et de tolérance ? Ces corps en présence peuvent être source de joie mais aussi de déception et de souffrance. Joie des adultes de se confronter avec le jeune, de soutenir cette image de dynamisme, de performance, d’apparence tonique, dans un corps à corps sympathique au cours d'une partie de tennis, d’une descente à ski ou d’une balade à vélo. Mais le corps à corps quotidien peut également être source de souffrance : souffrance des parents de voir leur enfant décharné à cause d'un trouble du comportement alimentaire, agressé jusqu'au suicide, atteint d’une maladie chronique ou trop sollicité par la drogue, le tabac ou l’alcool. Corps qui exprime une souffrance à fleur de peau, qu’elle soit cachée ou exhibée : cicatrices suspectes, brûlures de cigarettes, traces de piqûres que nous, somaticiens, cherchons systématiquement et en particulier au niveau des avant-bras.
L'adolescent peut aussi éprouver de la gène ou de la souffrance devant ses parents.
J'ai reçu une jeune fille qui vomissait et dont 1’on pensait qu’elle pressentait des signes d’anorexie mentale. Cette jeune fille avait une mère malade mentale et son père, paysan vendéen plein de bon sens, m’a dit à la fin de la consultation: « J’ai l'impression que ces vomissements, c’est sa mère qu’elle rejette ». Il avait raison.
J’ai une autre patiente dont le père est atteint de troubles psychiatriques. L’adolescente ne va pas bien et elle m’a dit en parlant de son père : « Il m’énerve, je ne le supporte plus, c’est insupportable et invivable, il marche dans la maison toute la journée, il se vautre sur le canapé, il ne se lave plus, j'ai honte d’inviter mes copines, ça me brûle autour du cœur ».
Parfois absence rime avec présence. Je pense à Véronique, treize ans, qui a vu son père entièrement déchiqueté par le souffle d'une explosion au gaz, un dimanche matin, alors qu’il bricolait dans sa maison. Cette présence pulvérisée ne ressemble plus qu'a un grand vide. Il ne reste rien de son père qu’un couteau qu’il avait laissé dans sa voiture.
Présence imaginée pour Paul, quatorze ans, dont le père est décédé quelques mois auparavant. Il déclare au cours d'une consultation: « Quand je rêve, je vois mon père qui passe en vélo, il me regarde sans me reconnaître ».
Présence angoissée de Mathieu, treize ans, que j’ai vu il n'y a pas très longtemps pour des tremblements persistant depuis trois semaines. Ceux-ci sont apparus le jour de 1’enterrement de son grand-père. La famille l’avait chargé de porter une gerbe et il avait été pris de panique, sentant à la fois le regard de la famille adulte sur lui et la proximité du cercueil emportant le corps du grand-père défunt.
Absence organisée : le père est trop pris par son travail, le couple est séparé et la présence des uns ne se fait qu’en l’absence des autres. Absence organisée également par le jeune : il traîne, ne rentre plus a la maison, se réveille quand les autres dorment et dort quand les autres se réveillent. Les adultes ont l’impression que le temps vécu par les adolescents n'est plus le leur. Un pot de yaourt entamé clans le salon, un sac dans l'entrée, un bracelet, un foulard, sont la preuve que l’adolescent est passe par là. Absence improvisée, l’adolescent est parti, il a fugué, ça n’était pas prévu, une photo dans le salon rappelle les jours heureux.
Enfin, ces corps en présence sont parfois des cibles pour la violence. Violence envers les parents épuisés, débordés, bousculés par des tensions et des conflits intenses avec leurs jeunes, mais surtout violence à l’encontre des adolescents, plus ou moins cachée, secrète, inavouable, violence interne qui est liée en réalité à ce temps de métamorphose biologique qui peut être vécue pour lui comme une véritable violence. Violence intime qui s’exprime souvent clans le milieu familial, le corps de l’adolescent devenant victime d’une sollicitude. Sophie, quatorze ans, victime d’inceste de la part de son père disait : « Il m’a humiliée clans ma chair » .
Enfin, violence sociale : il ne faudrait pas que la couleur de la peau, le look ou la façon de parler d’un jeune soit cause de marginalisation ou d’exclusion, même dans un contexte socio-économique difficile.
Envisageons enfin comment ces « corps en présence » s’intègrent dans une réalité en mouvement prise dans une dynamique du temps, de l'espace et du lien.
le temps du corps n’est pas synchrone avec le temps psychologique, et le temps des uns n’est pas obligatoirement celui des autres. Le temps peut être remis en cause dans son rythme et dans son apparente durée. Cet ébranlement est assez mal vécu par les adultes, d'autant que le comportement des adolescents est marqué par des périodes de lenteur, de nonchalance, mais aussi de rapidité, d'urgence et de « tout-tout de suite », confronté lui-même à des vues à court terme, à des discontinuités, à des périodes d’accélérations et de temps-morts, de silence et de grands discours, de tendresse et de provocation, d’envie de parler et de se taire. L’adolescence, c’est aussi le temps des échéances: « je ne l'ai pas vu grandir, je n'ai pas pris le temps de..., je n'ai plus le temps de..., il est trop tard ». C’est également l'âge des possibles et celui des bilans.
N’existe-t-il pas une sorte de matrice du temps qui nous façonne de la naissance à la mort, le passage entre l’adolescence et l’âge adulte n’étant plus une solution de continuité pure et simple mais plutôt une transition critique. Les adolescents ont besoin des adultes pour grandir et je suis intimement persuadé que les adultes ont besoin des adolescents pour vieillir.
Le temps de l'adolescence n’est pas linéaire et les données s’enchevêtrent, créant un espace où, peu à peu, avec des avancées et des reculs, des angoisses et des succès, une personnalité se dessine. C’est un itinéraire riche et complet.
l’adolescent a tendance à diminuer le temps mais également à rétrécir l’espace. Ces corps en présence induisent un réaménagement de l’espace relationnel car une trop grande proximité entraîne un empiétement réciproque difficilement supportable, et une trop grande distance est vécue par l’adolescent comme un abandon. Pour sauvegarder la liberté de chacun, ces corps en présence ont besoin d’espaces différenciés.
l’adolescent n’est plus le bébé que l’on serrait dans ses bras. Ce n’est plus l’enfant que l'on câlinait, c'est un grand gaillard qui n’aime plus se laisser embrasser, en particulier à la sortie du lycée.
Cela me rappelle la réflexion frappante d’une mère qui, lors d’une réception, a vu pour la première fois sa fille danser dans les bras d'un garçon. Elle m’a dit : « j’ai perdu ma fille, elle a changé de bras ». Cette sexualisation du lien à l’adolescence est génératrice d'une certaine gêne, mais l’adolescent se nourrit de ces échanges et la confrontation est un moyen pour lui de se situer. Si ces corps en présence risquent de cristalliser un certain nombre de difficultés, d'ambiguïtés ou de contradictions, ils peuvent être aussi pour nous sources de richesses, de moyens d’apprendre à s’estimer et à se respecter. La vie entre adolescents et adultes nous invite sans doute a une plus grande sérénité.
Serait-elle, en quelque sorte, un voyage initiatique sur le chemin de la sagesse ?
“Vous avez parlé des adolescents qui se métamorphosent, qui ont des rapports différents par rapport à leur corps mais vous n'avez pas parlé du point de vue du médecin. Y a-t-il une médecine spécifique à l'adolescence ? Je sais que vous êtes dans une unité de soin pour adolescents. Pouvez-vous-nous en parler un peu ?”
Yves Jacquet
Je vous en ai parlé un peu lorsque j’ai parlé de la relation clinique. L’examen clinique de l’adolescent est un vaste sujet.
Il y a un abord spécifique de l’adolescent qui n’est peut-être pas complètement entré dans les mœurs. Cet abord de l’adolescent est fonction d'un certain nombre d'éléments, il correspond aussi à un certain savoir-faire : percevoir les signes cliniques spécifiques aux adolescents avec un différentiel garçons/filles est extrêmement important. On n’aborde pas une jeune fille comme on aborde un garçon. La clientèle « adolescentes » est plus nombreuse que la clientèle « adolescents ». On peut donc se poser des questions. En fait, les préoccupations corporelles sont beaucoup plus importantes chez la jeune fille que chez le garçon. On voit davantage, dans le cadre des consultations, des jeunes filles pour des maux de tête, des règles douloureuses ou des troubles de l’humeur alors que l’on voit très peu de garçons, sauf dans le cadre d’examens systématiques. On peut les rencontrer en hospitalisation pour des troubles du comportement ou des troubles liés à la violence.
Des signes extrêmement spécifiques ont été décrits par Marie Choquet et ce qu’elle a décrit correspond tout à fait à la clinique. Il y a, dans la médecine de l’adolescent, deux catégories de signes sur lesquels il faut être vigilant: les signes fonctionnels et les troubles de l’humeur.
Il y a quatre signes fonctionnels : les troubles du sommeil, les cauchemars, les maux de tête, les maux de ventre. Ces troubles fonctionnels sont plus fréquents chez les jeunes filles, augmentent avec l’âge et quand l’adolescente ne va pas bien. Ils peuvent être associés à des troubles de l’humeur : déprimé, envie de pleurer, idées suicidaires, se sentir nerveux. Il y a donc quatre groupes de troubles fonctionnels et quatre groupes de troubles de l'humeur.
Au niveau des troubles de l'humeur ( « Je me sens nerveux » ), l'envie de pleurer est un signe plutôt féminin. À propos des idées suicidaires, le fait de demander à un adolescent s'il en a ne l'incite pas à passer à l'acte. L'adolescent, lorsqu'il a à faire à la clinique, teste le sujet qui est en face de lui et a rapidement un avis sur celui-ci.
Ces quatre signes fonctionnels et de l'humeur ont une spécificité liée au sexe : si par hasard, on voit un garçon qui présente une symptomatologie plutôt féminine, cela est significatif. Ce qui compte c'est l'association et la durée des signes.
En fonction de ces signes en consultation, il faut faire un examen clinique. L'examen clinique d'un adolescent doit être systématique. Par exemple après un examen clinique soigneux pendant lequel on prend son temps et on dialogue avec lui, l'adolescent a l'impression que l'on entre dans son monde et qu'a travers son corps, on l'a abordé. Je me souviens d'une jeune fille qui était tatouée de plusieurs croix (en rapport à des situations morbides dans sa famille), j'en ai parle avec elle et ça a ouvert des perspectives. L'adolescent est différent après.
Cet abord médical et clinique spécifique de l'adolescent, en respectant le différentiel garçon-fille, est extrêmement important.
« Que peut-on dire à une adolescente pourtant bien physiquement qui souhaite faire un régime pour être moins grosse ? »
Tony Anatrella
Pourquoi veut-elle maigrir ?
Derrière ce besoin de maigrir, il y a un refus, une négation, au moment de l'adolescence, de voir ce corps se développer et s'acheminer vers un corps d'adulte. La pression des modèles sociaux peut venir rencontrer le refus de grandir ou l'incertitude à l'idée de grandir chez certaines adolescentes.
Par conséquent, la question se pose au carrefour d'une problématique psychique personnelle, d'une problématique culturelle qui présente un type de corps aux adolescents et la façon dont la fille ou le garçon ont déjà pu entrer dans ce travail d'intériorisation du corps sexué.
Lorsque des enfants ont vécu très tôt à parité psychique avec des adultes, c'est comme s'ils n'avaient rien à conquérir de leur corps parce qu'ils se voient comme des hommes ou des femmes en réduction. Il n’y a donc rien à posséder, il n'y a pas à inscrire son corps dans une perspective historique, dans une perspective de vieillissement, et beaucoup ne sont pas entrés dans cette procédure psychique, ce qui explique la difficulté que l'on rencontre chez les post-adolescents à acquérir une certaine maturité temporelle : ils ont souvent une image arrêtée de leur propre corps.
C'est un problème extrêmement complexe parce qu'on ne leur dit jamais : plus tard tu pourras faire ceci ou cela... On les voit comme s'ils étaient finis ou achevés au moment où arrive la puberté pour leur dire qu'ils ne sont pas faits, pas finis. Il y a donc une problématique psychologique, culturelle, sociale, et souvent les représentations sont bien plus fortes que le discours que peut tenir l'éducateur, voire le thérapeute. Quand nous sommes confrontés à des cas singuliers, nous inventons des procédures pour permettre à la fille d'accepter, d'intérioriser ce corps qui grandit, qui vieillit, pour la mettre dans la perspective qu'elle entre dans cette identification au corps de l'adulte là où tout pousse à rester dans un corps d'enfant, dans un corps d'adolescent. Notre société est paradoxale. Elle valorise le corps tout en le niant jusqu'a le maltraiter pour le maintenir dans une représentation arrêtée. C'est ce qui permet de comprendre ce phénomène massif de l'anorexie féminine.
« Vous avez décrit des signes fonctionnels et psychiques plutôt féminins, mais comment voyez-vous qu'un adolescent va mal ? »
Yves Jacquet
Le garçon se révèle beaucoup moins facilement qu'une fille au niveau de son intimité. L'approche d'un garçon est différente, lui-même manifestant plus son malaise à travers des actes. De toute façon il faut examiner correctement l'adolescent et prêter attention à son comportement, à certains signes révélateurs d'un malaise (s'il fume beaucoup, s'il boit de façon régulière, s'il a peu de copains, s'il s'intègre mal dans son milieu scolaire...).
On peut avoir des troubles fonctionnels sans avoir obligatoirement de troubles organiques. Mais notre préoccupation en tant que médecin est de ne pas passer à cote d'un problème organique chez un adolescent qui ne va pas bien.
Une fille peut avoir mal au ventre parce qu'un garçon l'a quittée, mais cela peut aussi correspondre à un kyste de l'ovaire.
Un garçon m'était adressé en consultation pour des troubles du sommeil, je l'ai examiné et j'ai trouvé une tumeur testiculaire qu'il avait depuis deux ans. Notre rôle est aussi de discerner les problèmes organiques qui peuvent se poser.
“On sait qu'il y a presque une sur-information sur les techniques sexuelles et la façon de se préserver mais très peu sur la relation. Les jeunes parlent peu de leurs relations amoureuses avec les adultes (une enquête du CNRS dit qu'à peu près 23 % des filles et 6 % des garçons parlent à leur mère). Doit-on leur parler des relations amoureuses, n'est-ce pas s'immiscer dans leur intimité ?”
Tony Anatrella
Les parents ne sont pas les mieux placés pour en parler, ils en parlent moins encore aux autres adultes. Les ados peuvent parfois questionner leurs parents à ce sujet, en revanche ils sont fortement en demande pour qu'on les aide à identifier ce qu'ils vivent sur le plan affectif parce qu'ils sont très souvent dans la confusion des sentiments. Lorsque je vais dans des lycées pour parler avec les adolescents de leurs problèmes psychiques ou de santé, c'est souvent l'occasion pour eux d'exprimer ces questions et de savoir comment identifier leurs sentiments (qu'est-ce qu'une relation sociale, une relation de camaraderie, une relation amicale, sentimentale, une relation amoureuse...). Ce sont autant de caractéristiques qu'ils peuvent vivre et éprouver. Très souvent, lorsqu'ils disent qu'ils sont amoureux, je leur réponds que l'amour n'est pas un sentiment. Ils sont surpris et il faut les aider à réfléchir au lieu de tout confondre. Le sentiment participe des émotions alors que l'amour participe du désir. C'est le désir d'entretenir une relation que l'on veut inscrire dans le temps et qui est, par conséquent, durable. Le sentiment est variable, il peut être brusque et envahissant puis s'éteindre d'un seul coup sans que l'on puisse l'expliquer. L'amour en revanche intègre le sentiment.
Quand on les aide à réfléchir sur le contenu de leurs expériences, sur la signification psychique de ces expériences, parfois même en introduisant des éléments éthiques et moraux, ils répondent et ils attendent. Ils sont parfois surinformés sur la « technologie » sexuelle au point d'en être saturés. Il y a beaucoup de réunions de prévention du sida dans les lycées, ils y viennent mais quand ils en parlent en aparté, ils se demandent pourquoi on ne leur parle que du sida, ils en ont assez. Dans les cours des lycées, ils parlent de leurs angoisses, de leurs parents, de leurs déprimés... Il y a 40 000 tentatives de suicide chez les 15-25 ans pour 81 jeunes, dans les mêmes tranches d'âge, ayant été en contact avec le virus du Sida. Quels sont donc nos ordres de priorité ?
Sur le plan relationnel ils sont dans une errance d'autant plus grande que tous les modèles sociaux les incitent à exprimer leur vie affective sur un seul mode, celui de la relation amoureuse, alors qu'ils n'en n'ont pas encore toutes les compétences, qu'ils n'ont pas encore développé toutes les caractéristiques de leur vie affective au point de s'épuiser affectivement et parfois de se décourager dans la conquête amoureuse. Entre 12 et 16-18 ans, on les voit parfois multiplier les partenaires. Autour de la vingtaine ils essaient de se recomposer avec des partenaires du même sexe en pensant qu'ils ont vécu des échecs amoureux alors qu'ils ont surtout vécu des échecs sentimentaux et que, d'autre part, ils n'ont pas pu toujours développer leur relation affective, socialiser leur effectivité et leur sexualité qui, plus tard, prépare à l'élection amoureuse et permet d'enrichir la vie affective, la vie sexuelle et le désir. Dans les modèles qui leur sont proposés, ils sont souvent étriqués dans la confusion des sentiments sans pouvoir identifier ce qu'ils vivent. Le rôle de l'adulte est de les aider. Sans entrer dans l'intimité immédiate de l'adolescent lorsqu'il parle de ses échecs relationnels ou de ses bobos affectifs, on peut resituer cette question sans les sermonner d'une façon ou d'une autre. À ce moment-là, le dialogue est favorable, ils vont pouvoir en parler dans d'autres groupes ou ils ont des contacts avec des adultes. Les groupes éducatifs intermédiaires, tels qu'ils pouvaient exister il y a encore quelques années, sont peu fréquentés par les jeunes aujourd'hui. D'où le succès des lignes téléphoniques ou le succès du discours psy lorsque l'on va dans les établissements scolaires. À les entendre il leur faudrait à tous une consultation. I1s ont I'impression que l'on va, tel Madame Soleil, faire des miracles. Les demandes doivent être situées. Tout ne relève pas d'une simple approche psychologique ou psychothérapique mais aussi d'une dimension éducative. Là aussi, on paye un certain abandon éducatif depuis une trentaine d'années et l'on découvre subitement que les adolescents ont besoin des adultes et d'être protégés. I1s sont en train de frapper à la porte des adultes et le contact est tout à fait différent de celui que l'on pouvait avoir avec les adolescents des années soixante-dix.
Reproduit avec la permission de Geneviève Noel de la Fondation de France.